JAM: Avec le recul, que pensez-vous de la décision rendue début octobre par le Tribunal fédéral au sujet des heures d’ouverture des commerces à Genève?
Flore Teysseire: la décision du Tribunal fédéral correspond à la position que soutenaient les associations de commerçants genevoises depuis longtemps. En effet, l’article 18A de la loi sur les heures d’ouvertures des magasins (LHOM) stipule que les commerces peuvent ouvrir au public trois dimanches par an jusqu’à 17 h lorsqu’il existe une convention collective de travail étendue.
Lorsque cet article a été introduit dans la LHOM en 2016, nous avions averti qu’il s’agissait d’un moyen de pression important sur les employeurs dont la constitutionnalité était débattue. Le secteur du commerce disposait alors bien d’une CCT étendue, permettant des ouvertures dominicales, mais nos craintes n’ont pas manqué de se concrétiser, car les syndicats ont dénoncé cette CCT étendue dans la foulée pour empêcher toute ouverture dominicale.
C’est à se demander si la protection des employés prévalait réellement à leurs yeux puisqu’ils préféraient renoncer à des protections plus étendues que celles consacrées par le Code des obligations suisse uniquement pour empêcher les commerces d’ouvrir trois dimanches.
«C’est à se demander si la protection des employés prévalait réellement aux yeux des syndicats...»
Les règles de calcul du Seco ayant entre-temps changé, il n’était ensuite plus possible de resigner une telle CCT étendue, car les quorums n’étaient pas atteints et aucune ouverture dominicale n’était possible. Il s’agissait donc d’une situation de blocage factuelle.
Or, l’arrêt du Tribunal fédéral rendu récemment a effectivement déclaré que cette condition liant les ouvertures dominicales à l’existence d’une CCT étendue violait le droit fédéral, précisant qu’il s’agissait effectivement d’un moyen de pression sur les employeurs. Ce sont les syndicats qui ont décidé de saisir la voie judiciaire sur cette question afin de recourir contre la décision du Département de l’économie et de l’emploi d’ouvrir un dimanche en 2024, et l’arrêt du Tribunal fédéral concerné en est la conséquence. Les associations du commerce sont donc satisfaites d’avoir pu faire valoir leur position dans ce cadre-là et se réjouissent de cette clarification de la part du Tribunal fédéral, qui confirme leur analyse.
Depuis votre premier communiqué le 8 octobre suite à la décision du TF, nous avons appris que la votation sur la révision de la loi sur l’ouverture des magasins prévue initialement le 30 novembre prochain était reportée. Pour quelle raison et quelle a été votre réaction?
Nous pensons que cette décision est justifiée. Même si le secteur du commerce était prêt à mener cette campagne, il est clair que l’enjeu de la votation a changé suite à l’arrêt du Tribunal fédéral et diffère passablement des explications qui étaient imprimées dans les brochures de vote déjà mises sous pli. En effet, dans la mesure où la condition de la CCT étendue est désormais matériellement inapplicable et que seule demeure de l’article 18A LHOM la possibilité d’ouvrir trois dimanches sans condition supplémentaire: en cas de «oui», c’est-à -dire d’acceptation de la modification de la loi votée par le Grand Conseil avec la possibilité d’ouvrir deux dimanches sans condition de CCT étendue, les commerces auraient pu ouvrir deux dimanches. En revanche, en cas de refus de la population, c’est le statu quo qui aurait été maintenu, soit la possibilité d’ouvrir trois dimanches.
Il aurait donc été difficile d’interpréter les résultats: à la lumière de cet arrêt, un libéral aurait pu voter «non» pour permettre davantage d’ouvertures dominicales, soit trois au lieu de deux. Il est donc préférable de repousser cette votation, laquelle devra toutefois avoir lieu, afin de permettre une information claire de la population sur l’objet de votation et les incidences du vote de chacun.
«Il est étonnant de lire les réactions syndicales criant au déni démocratique.»
Il est donc étonnant de lire les réactions syndicales criant au déni démocratique alors qu’il s’agit justement d’assurer que le peuple genevois puisse se prononcer avec une compréhension claire des enjeux et conséquences de son vote.
Pour la suite, dans l’hypothèse où cette loi serait finalement votée, quels seront les arguments à faire valoir dans la future campagne?
La modification de la LHOM proposée repose sur une solution pragmatique.
Les ouvertures seront encadrées par les Usages de la branche, déjà appliqués avec succès pour le 31 décembre, soit un jour férié à Genève, et lors de la période expérimentale 2019–2020. Ces Usages prévoient des compensations supérieures au droit fédéral (200% du salaire contre 150%), garantissent le volontariat intégral du personnel et sont contrôlés par les services de l’État (Ocirt). Le projet respecte pleinement le cadre légal fédéral qui autorise jusqu’à quatre dimanches par an, Genève n’en utiliserait que trois – deux dimanches et le 31 décembre, jour férié assimilé à un dimanche.
Qu’est-ce que cela change pour les PME actives dans ce secteur?
Les enjeux économiques sont majeurs, le commerce genevois fait face à la concurrence du commerce en ligne, au tourisme d’achat en France voisine, à une accessibilité restreinte due aux chantiers présents dans la ville, à des manifestations fréquentes le samedi et à une baisse du chiffre d’affaires. Deux dimanches d’ouverture offrent une bouffée d’oxygène, particulièrement avant Noël, et favorisent une dynamique positive pour les grands et petits commerces, car la fréquentation amenée par les premiers encourage celle des seconds.
Les expériences de 2019, 2020 et 2024 ont démontré une grande affluence de la population couplée à une hausse du chiffre d’affaires. Enfin, le commerce ne serait pas le seul secteur à profiter de cette souplesse supplémentaire. En effet, l’ouverture dominicale permet d’attirer des visiteurs qui profitent de ce fait également d’autres services, comme la restauration, le cinéma ou encore les musées.
Quid des arguments Ă faire valoir pour le reste de la population?
Les enjeux sociaux sont au cœur de cette réforme: pas d’allongement de la durée hebdomadaire de travail, aucune obligation de travailler le dimanche et rémunération généreuse pour ceux qui choisissent de le faire. De nombreux employés, notamment des étudiants, se déclarent volontaires. Le projet garantit ainsi un équilibre entre vitalité économique et commerciale et protection sociale, tout en préservant les emplois du commerce de détail genevois.
En somme, la réforme proposée est une mesure juste, équilibrée et encadrée, qui soutient le commerce de proximité, préserve l’emploi et aligne le droit cantonal sur le droit fédéral. Elle ne généralise pas le travail du dimanche, mais offre aux commerces et à la population deux occasions de préparer les fêtes dans de bonnes conditions, à Genève et non ailleurs.
«Deux dimanches d’ouverture offrent une bouffée d’oxygène avant Noël.»
Comment estimez-vous plus généralement les chances d’améliorer à terme la situation et les conditions-cadres des commerces locaux face à la concurrence du tourisme d’achat et des achats en ligne?
À ce stade, il ne s’agit plus d’une question de «chances», mais de nécessité. Le commerce physique est en grande difficulté, que ce soit en raison de la concurrence ou pour des questions d’accessibilité, notamment dans les villes – manifestations récurrentes, travaux, etc. Il doit aussi s’adapter agilement aux nouvelles habitudes de consommation de la clientèle. Il est donc impératif de trouver des solutions pour lui permettre de rester dans la course, faute de quoi il ne sera bientôt plus question que de villes fantômes, ce qui n’est souhaitable ni pour la population suisse, ni pour les touristes. Le commerce de détail représente environ 18’000 emplois à Genève et il s’agit ici également de les préserver: s’il n’y a plus de commerces, les emplois disparaîtront avec eux. Idem pour les rentrées fiscales et donc les prestations à la population. C’est toute l’économie qui dépend de conditions-cadres favorables à la survie de nos entreprises suisses.
Quel regard portez-vous sur ces conditions-cadres dans les autres cantons suisses et villes romandes?
Chaque canton doit évidemment tenir compte de ses sensibilités locales, mais force est de constater que la plupart d’entre eux ont fait usage de la possibilité consacrée par le législateur fédéral permettant aux commerces d’ouvrir jusqu’à quatre dimanches par an. Une consultation fédérale est actuellement en cours pour étendre cette possibilité à douze dimanches. Le Parlement est donc conscient que, face aux changements des habitudes de consommation, il existe un réel besoin d’adaptation.
En outre, les cantons qui n’utilisent pas cette possibilité disposent souvent, en lieu et place, de zones «touristiques» qui permettent des ouvertures bien plus larges, notamment le dimanche. Il serait donc vraiment surprenant que Genève, ville internationale et limitrophe, et donc particulièrement sensible au tourisme d’achat, ne parvienne pas enfin à s’adapter, alors qu’il s’agit uniquement des deux ouvertures dominicales à des conditions qui garantissent une protection importante des travailleurs.
Interview: François Othenin-Girard
Suite de la page 21
Lire la suite page 26