Publié le: 7 novembre 2025

Miser sur la connaissance collective

ANNA FONTCUBERTA I MORRAL – La première femme présidente de l’EPFL vise une approche humaine et collaborative. Quid des collaborations avec l’économie, des liens avec les États-Unis et de la politisation du champ académique? Quid du financement de ce pachyderme et de ses infrastructures pharaoniques, de l’augmentation sans cesse croissante du nombre d’étudiants?

JAM: Après Bernard Vittoz, Jean-Claude Badoux, Patrick Aebischer, Martin Vetterli, vous êtes la première femme à la présidence de l’EPFL. Chacune de ces personnes a imprimé une marque distincte à cette institution. Sur quels sentiers souhaitez-vous emmener l’EPFL?

Anna Fontcuberta i Morral: Chaque président a imprimé sa patte, en harmonie avec son temps. Je valorise profondément la dimension humaine et je pense que la cocréation est également très en phase avec notre temps: promouvoir la collaboration entre pairs, favoriser la transversalité, et profiter de l’immense privilège que nous avons d’accueillir autant de talents réunis en un même lieu.

Favoriser les interactions entre pairs de disciplines différentes ouvre la porte à l’innovation, à la créativité et à des collaborations fructueuses, essentielles pour faire avancer notre connaissance collective. J’aimerais encourager une culture de véritable curiosité entre les disciplines afin de favoriser et récolter les fruits de la cocréation et la transdisciplinarité.

Comment évaluez-vous la marge de manœuvre financière actuelle de l’EPFL, en tenant compte des efforts déployés par la présidence de Martin Vetterli pour diminuer le nombre d’engagements financiers contractés selon nos informations à l’époque de Patrick Aebischer?

Je ne me prononce pas sur les actions de mes prédécesseurs, qui tous ont œuvré, chacun à leur époque et avec grand engagement, pour faire avancer l’EPFL et la placer où elle en est aujourd’hui.

MARGE DE MANŒUVRE FINANCIÈRE DE L’EPFL: «IL S’AGIT DE TROUVER DES SOLUTIONS DANS UN CONTEXTE COMPLEXE POUR L’EPFL ET POUR LA SOCIÉTÉ DANS SON ENSEMBLE.»

Ce qui compte pour moi, c’est de relever les défis d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit de trouver des solutions dans un contexte complexe, à la fois pour l’EPFL et pour la société dans son ensemble.

Malgré ce cadre difficile, je suis convaincue qu’il y a encore du potentiel pour augmenter le soutien financier à l’EPFL. Nous sommes une école reconnue internationalement, qui mène des recherches et des innovations d’avant-garde. Cela nous permet de nouer des partenariats solides avec des entreprises, d’inciter la création d’entreprises innovantes et de collaborer avec des entités philanthropiques visionnaires. Même si nous comptons avec des apports déjà considérables, je suis persuadée qu’il existe encore un potentiel de croissance à exploiter.

En quoi la vice-présidence pour l’innovation et l’impact (VPI), dont la création a été annoncée cet été, pourrait inciter un nombre plus élevé de femmes à choisir une carrière dans l’entrepreneuriat technologique en parallèle à la démarche MINT pour les plus jeunes?

Je crois fondamentalement aux «role models» et à leur pouvoir d’attraction. Dans le monde de l’entrepreneuriat, nous commençons à avoir des rôles modèles féminins tant pour les start-ups à succès que pour les PME. À travers ses activités d’outreach (contacts et sensibilisation des publics cibles, ndlr), la VPI poursuivra son engagement en inspirant les jeunes et en favorisant un dialogue riche avec la société, notamment en impliquant des femmes scientifiques qui, sans aucun doute, susciteront de nouvelles vocations.

La vice-présidence pour la transformation responsable (VPT) annoncée en 2020 a disparu du paysage: pour quelle raison?

La mission de la VPT est devenue une partie essentielle de l’ADN de l’EPFL. Grâce au travail visible de la VPT, la durabilité et l’équité sont désormais au centre des actions de chacune et chacun dans le campus. Désormais, chaque unité intègre ces enjeux dans sa stratégie et son plan d’action. Pour rendre cela plus visible et concret, vous trouverez au sein des vice-présidences qui concernent respectivement le développement humain (VPH), les opérations (VPO) et les initiatives stratégiques (VPI) – des employés et des chercheurs dont le rôle est spécialement consacré à la durabilité et de favoriser une communauté respectueuse et engagée pour le bien travailler et étudier ensemble.

Les PME et les entreprises de ce pays, aussi innovantes soient-elles, souffrent actuellement à l’international et doivent impérativement se trouver de nouveaux marchés porteurs. Comment concevez-vous les relations industrielles et les partenariats à nouer dans cette optique?

Nous attendons beaucoup des Bilatérales III. Le succès et le développement économique de la Suisse ont toujours été le fruit de notre ouverture au reste du monde, un principe qui doit continuer à nous guider. Dans un contexte international de plus en plus tendu, il est essentiel de renforcer la coopération avec nos voisins proches, tout en diversifiant notre accès aux marchés et aux projets au-delà des frontières européennes.

Où en sont les collaborations avec vos partenaires américains?

Elles se poursuivent pour la plupart, même si nous avons dû trouver un financement alternatif dans l’un ou l’autre cas où le financement américain s’est arrêté. Mais bien sûr, la situation aux États-Unis – l’un des leaders mondiaux en matière scientifique – est préoccupante pour la science dans son ensemble.

La recherche est un processus continu: nos progrès s’appuient sur ceux des autres, et nous évoluons collectivement.

«NOUS ATTENDONS BEAUCOUP DES BILATÉRALES III: LE SUCCÈS ET LE DÉVELOPPEMENT DE LA SUISSE ONT TOUJOURS ÉTÉ LE FRUIT DE NOTRE OUVERTURE AU RESTE DU MONDE.»

Dès lors qu’une équipe est fragilisée, l’ensemble de l’écosystème scientifique en pâtit. Mais je peux vous rassurer sur un point: les financements venant du gouvernement américain sont minimes à l’EPFL. En 2024, nous avons reçu environ 297 millions de francs de fonds tiers, dont 1,199 million, soit 0,4% provenait de fonds étatiques états-uniens.

À propos des États-Unis, combien d’étudiants, de chercheurs, de doctorants et de projets américains l’EPFL accueille-t-elle actuellement?

En ce qui concerne les étudiantes et étudiants, la communauté américaine est relativement modeste avec 136 personnes de nationalité américaine sur quelque 14’000 étudiants durant la période 2024-2025. Quant aux professeurs, il y avait 17 personnes de nationalité américaine sur 350,3 EPT de professeurs en 2024, soit 4,9% des effectifs. Avec les post-doctorants, les collaborateurs scientifiques seniors, les assistants-doctorants et les assistants scientifiques, on arrive à 95 collaborateurs. Côté projets, l’EPFL a actuellement 189 projets financés en collaboration avec des scientifiques basés aux États-Unis. Le nombre total d’instituts américains représentés dans ces projets est de 193.

Face au nombre hyperbolique d’étudiants et de nouveaux arrivants, phénomène avéré, quelles mesures prendrez-vous pour contrer la saturation progressive des installations, salles de cours, places de travail et logement?

Nous sommes en plein chantier de construction de nouveaux auditoires et places de travail. Le projet s’appelle Double Deck et il va changer le visage du cœur de l’EPFL: sur l’actuelle esplanade sont construits des auditoires modulables avec 1500 places.

«LE CHANTIER DOUBLE DECK VA CHANGER LE VISAGE DU CŒUR DE L’EPFL.»

La rénovation d’un bâtiment emblématique fait aussi partie du projet et amènera 600 places de travail. Et pour gérer la croissance des effectifs, nous avons dû introduire dès cette rentrée universitaire une limitation provisoire – pour une durée de quatre ans – des étudiantes et étudiants en première année de bachelor. Cette limitation ne concerne pas les personnes de nationalité suisse ou titulaire d’un diplôme suisse, comme l’exige la loi. Finalement, nous travaillons à rendre l’attribution des cours plus transversale, ce qui permettra d’avoir plus de professeurs qui enseignent – ou qui enseignent chaque année et ce, dans le but d’améliorer le ratio d’étudiant par enseignant et d’optimiser l’organisation.

Un mot à propos de la politisation du champ académique qui bat son plein dans les hautes écoles. Quelle va être la ligne de votre présidence face à ces différents types d’activisme?

Nous sommes favorables au dialogue au sein de notre communauté. Le vivre ensemble sur le campus, avec 136 nationalités, fait partie de nos priorités. Nous attachons une importance fondamentale au respect et à la dignité de chacun. Cela passe par l’existence d’un environnement sain, protecteur et respectueux pour tous.

Le développement du site de l’EPFL est-il terminé?

Nous avons décalé le projet Double Deck dans le temps pour des raisons budgétaires, mais malgré cela, nous prévoyons de construire un autre bâtiment, destiné, lui, à la recherche fondamentale, et qui nous permettra d’aller au cœur de l’infiniment petit. Une partie du bâtiment sera complètement isolé de toute perturbation extérieure grâce à un silo central monté sur ressorts. Les variations de température, de bruit, d’hygrométrie et de champs électromagnétiques seront réduites au maximum. L’autre partie du bâtiment sera constituée de laboratoires ultramodernes et résolument interdisciplinaires, conçus pour offrir une meilleure flexibilité et une adaptabilité optimale de l’environnement de recherche au fil du temps.

À propos de financement: les coûts du Swiss Tech Convention Center s’avèrent très importants, voire irréalistes selon certaines voix. Où en est le projet d’impliquer la Confédération dans la recherche de solutions pour financer cet instrument?

L’efficacité économique constitue un des piliers de ce mandat. En ce qui concerne le SwissTech Convention Center, Crédit Suisse Funds AG et le Conseil des EPF ont donc signé en 2022 une convention selon laquelle il serait transféré à la Confédération dans le cadre d’une rétrocession anticipée. Ce transfert a nécessité l’accord du Conseil fédéral et des Chambres fédérales en décembre 2022 et il a eu finalement lieu le 6 janvier dernier. Avec les économies engendrées, en particulier le loyer, nous nous attendons à clore sur une année à l’équilibre et à pouvoir assurer que le STCC sert l’objectif de rayonnement scientifique de manière durable, ce qui est essentiel pour l’EPFL.

Dans le domaine de la fusion nucléaire à l’EPFL, où en est le projet ITER?

L’EPFL est toujours un partenaire important du projet ITER. Beaucoup de recherches menées au Swiss Plasma Center sont directement utiles à la poursuite de la construction d’ITER et seront cruciales dans la phase de paramétrage de son tokamak (réacteur expérimental en cours de construction à Saint-Paul-lès-Durance en France ndlr).

«LE SWISS TECH CONVENTION CENTER SERA TRANSFÉRÉ À LA CONFÉDÉRATION.»

Lors de la dernière réunion de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en septembre, le directeur d’ITER a confirmé de solides progrès quant à la construction de cette installation hors normes, tout en soulignant les importants défis, notamment d’ingénierie, qu’il faudra encore relever. La feuille de route actuelle prévoit que les premières expérimentations à grande échelle auront lieu en 2036.

Vos priorités dans le domaine énergétique?

Mon rôle est de créer les conditions propices à la réalisation de projets prometteurs et ambitieux. Dans le domaine de l’énergie, je suis convaincue que les technologies de capture du CO2 et sa conversion en combustibles verts connaîtront de grandes avancées. Par ailleurs, le secteur de la gestion des réseaux électriques devrait également jouer un rôle déterminant dans les années à venir.

Interview: François Othenin-Girard

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