Publié le: 4 novembre 2022

Afrique: besoin d’entreprendre

MAGATTE WADE – «C’est comme si chaque ouragan devait être exploité par les médias au nomdu changement climatique», lance cette femme entre­preneur originaire du Sénégal, qui se dit révoltée par la mort de millions d’Africains due à la pauvreté. Et dans l’indifférence la plus totale.

JAM: Le prochain sommet climatique de l’ONU, la COP 27, se tiendra à Charm el-Cheikh. La présidence égyptienne a promis une «COP africaine». Qu’est-ce que vous aimeriez voir se décider au cours de cette COP?

Magatte Wade: La question la plus importante concernant l’Afrique et la COP est de s’assurer que ce continent accède enfin à une énergie abordable et fiable pour sa croissance. La pauvreté y provoque chaque année beaucoup plus de morts que le changement climatique n’en fera dans le monde au cours des prochaines décennies. Les gens doivent percevoir l’urgence de la croissance et de la prospérité en Afrique comme aussi importante, voire plus importante, que les mesures de protection du climat.

«les activistes climatiques semblent avoir en tête un modèle selon lequel nous serons toujours de pauvres et misérables Africains en 2100.»

Bien sûr, certaines formes de combustibles fossiles sont meilleures et d’autres moins bonnes. Beaucoup plaident en faveur d’une nette augmentation du gaz naturel et de l’abandon du charbon. Le charbon, le combustible le plus sale, provoque des décès directs dus à la pollution de l’air. Mais l’approche globale «plus de combustibles fossiles», actuellement dominante pour l’Afrique, relève de la folie. Le simple fait de promouvoir la cuisson au propane plutôt qu’à la biomasse et au charbon de bois sauverait chaque année la vie d’un million de femmes africaines qui meurent actuellement de la pollution de l’air. Prétendre que les fours solaires peuvent résoudre ce problème aussi efficacement que le propane est totalement irréaliste.

Par le passé, vous avez critiqué le fait que les COP maintiennent l’Afrique dans la pauvreté. Que voulez-vous dire par là?

La croissance économique est le seul moyen pour nos économies de passer du tiers-monde au monde développé. L’énergie est un facteur clé de cette croissance. Nous avons besoin d’énergie pour la production, les transports, les ménages, etc. L’Inde et la Chine sont suffisamment puissantes pour résister à la pression d’une décarbonisation trop rapide. L’Afrique est au contraire fragmentée et beaucoup plus pauvre. Comme nos gouvernements dépendent dans une large mesure de l’aide étrangère occidentale et des institutions multilatérales, nos responsables politiques font en général tout ce qui est utile à nos maîtres néocoloniaux pour obtenir de l’aide étrangère.

Il y a des exceptions: plusieurs États africains disposent de pétrole et de gaz naturel qu’ils aimeraient bien exploiter. Mais les organisations internationales, dont la COP, exercent une forte pression pour empêcher l’exploitation du pétrole et du gaz. La Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ) veut sortir du charbon et du pétrole d’ici 2040. Ce serait formidable si nous parvenions à remplacer le charbon par le soleil, le vent, le gaz et le nucléaire. Mais au-delà, personne ne se soucie vraiment de la vie des Africains.

J’aimerais voir une analyse coûts-bénéfices rigoureuse montrant le coût d’une croissance plus lente en Afrique en raison de leurs plans «net zero» prévus et en termes de morts inutiles. C’est comme si chaque ouragan devait être utilisé par les médias pour renforcer l’urgence du changement climatique. Pendant ce temps, des millions de personnes meurent inutilement chaque année sans que cela fasse la une des journaux. Nos vies sont invisibles pour la communauté mondiale, c’est choquant!

Certains critiques affirment que le régime clientéliste mondial est une forme de néocolonialisme. Êtes-vous d’accord avec cela?

Oui, bien sûr. Lorsque les ONG et les organisations multinationales travaillent pour empêcher l’Ouganda d’achever l’oléoduc est-africain, respectent-elles l’autonomie de ce pays? Non, bien sûr que non! Là encore, comme nous sommes faibles et dépendants de l’aide étrangère, nos pays doivent faire ce qu’on leur dit. Parfois, cela se fait ouvertement et clairement. Et parfois en silence et en coulisse. La manipulation de nos pays par les grands donateurs qui avancent masqués est souvent choquante. Mais lorsqu’une grande partie du budget de nos dirigeants dépend de l’aide occidentale, ils doivent obéir. La Chine et l’Inde sont suffisamment fortes pour tenir tête à l’Occident. Nous pas.

Ces gouvernements africains sont parmi les plus fervents partisans de l’accord de Paris. Pourquoi?

Parce que presque tous nos dirigeants ont désespérément besoin que l’aide continue à affluer. En règle générale, il n’y a que peu ou pas d’intérêt à s’opposer à l’Occident. Et d’énormes avantages à se rallier à ce qu’il veut de nous. Occasionnellement, lorsque l’Occident s’oppose directement à l’exploitation du pétrole et du gaz, comme au Sénégal et en Ouganda, les dirigeants élèvent la voix. Mais sinon, les politiciens africains s’opposent rarement à l’Occident.

De quoi l’Afrique a-t-elle besoin?

L’Afrique doit développer un environnement économique de classe mondiale, basé sur la liberté économique. Si nous pouvions développer des institutions sur le modèle suisse, ce serait fantastique. Je suis une fervente partisane des «Startup Cities», des zones économiques spéciales dotées d’une législation et d’une administration particulières, visant à stimuler la prospérité des zones urbaines. Dubaï l’a expérimenté avec le Dubai International Financial Centre, une zone de «common law» britannique dans le cadre de la loi de la charia des EAU. Le succès a été tel qu’Abu Dhabi l’a copié. Le Honduras suit une approche similaire avec sa législation ZEDE.

La plupart des pays africains se situent dans la moitié inférieure du classement Doing Business de la Banque mondiale. Beaucoup se trouvent même dans le quart inférieur. Si un canton suisse souhaitait collaborer à la création de telles zones en Afrique, n’hésitez pas à prendre contact!

«Nos vies sont invisibles pour la communauté mondiale, c’est choquant!»

Comment aborder les questions climatiques dans ce contexte?

Premièrement, les gens sous-estiment les avantages de s’attaquer aux problèmes climatiques. La plupart des climatologues raisonnables reconnaissent que l’impact sur les pays pauvres sera probablement bien plus important que l’impact sur les pays riches. La Suisse, les Pays-Bas, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande – tous s’en sortiront. C’est probablement nous, les pays pauvres, qui souffrirons le plus. Mais personne ne se dira alors: «L’urgence devrait être d’accélérer leur marche vers la prospérité!»

Quand je lis des prévisions qui font état d’une pauvreté africaine en 2100, je suis révoltée. Singapour est passé de la pauvreté à la prospérité en quelques décennies. La Chine n’a certes pas fait de progrès aussi rapides, mais elle est passée en quelques décennies à la classe moyenne. Presque tous les activistes climatiques semblent avoir en tête un modèle selon lequel nous serons toujours de pauvres et misérables Africains en 2100. Aucun d’entre eux n’imagine comment nous ferons face au changement climatique. Leurs hypothèses sont étonnamment irrespectueuses et insultantes.

«Les guépards sont la jeune génération d’Africains qui veulent entreprendre.»

Sur une tonalité plus positive, oui à l’abandon du charbon et du diesel et à la transition vers le gaz naturel, le soleil, le vent, le nucléaire et l’hydroélectricité partout où c’est possible. Je suis enthousiaste à propos de la nouvelle génération de petites centrales nucléaires. J’aimerais que l’Afrique ait une longueur d’avance pour la production d’électricité. Mais quand j’entends des propositions qui attendent de l’Afrique qu’elle s’appuie exclusivement sur l’énergie solaire et éolienne, je prévois encore des décennies de pannes. Or sans approvisionnement fiable en électricité, nous ne pouvons pas nous développer.

Qu’est-ce qu’un guépard?

George Ayittey, le grand économiste ghanéen, a fait la distinction dans sa conférence TED entre les «hippopotames» et les «guépards» d’Afrique. Les hippopotames sont les vieux politiciens et bureaucrates qui dépendent de l’aide, avancent lentement et sont coincés dans le passé. Les guépards sont la jeune génération d’Africains qui veulent entreprendre. Nous sommes des millions, et nous sommes impatients d’amener l’Afrique dans une relation d’égalité avec le reste du monde, de contribuer à la prospérité et à l’innovation.

Interview: Gerhard Enggist

trajectoire

Entreprendre, c’est résoudre un problème

Magatte Wade (née en 1976) est une femme entrepreneur sénégalaise. Elle vit aux États-Unis et ne se lasse pas de critiquer les négociations sur le climat, comme celles qui se dérouleront du 7 au 18 novembre à Charm el-Cheikh en Égypte (cf. page 5).

Originalité, son point de vue est à la fois panafricain et libéral. Magatte a rejoint ses parents en Allemagne à l’âge de 7 ans. Ils étaient réfugiés économiques. Elle a ensuite vécu à San Francisco, puis à New York. Aujourd’hui, elle habite à Austin avec sa famille. Lorsque son premier mari décède en 2004, elle se lance. «La plupart des entrepreneurs ne veulent pas simplement s’enrichir, mais d’abord résoudre un problème», rugit-elle. Et de lancer une diatribe contre la diabolisation du terme «profit» et les critiques anticapitalistes: «Le but du business, c’est de progresser. Pour y arriver, tu dois faire du profit. Sinon, ton entreprise ne tient pas le coup.»

www.magattewade.com

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