Publié le: 3 avril 2020

Cruciale libre-circulation

TRAVAIL TEMPORAIRE – Leif Agnéus, président de swissstaffing, l’association des prestataires suisses de services de personnel, est aussi directeur des relations extérieures et des affaires publiques de Manpower Suisse. Il dit son opposition claire à l’initiative de limitation (IDL).

Journal des arts et métiers: De manière générale, quel rôle joue le travail temporaire dans l’économie suisse?

Leif Agnéus: Les travailleurs temporaires en Suisse s’activent environ 200 millions d’heures par an. Cela correspond à 2,4% de la performance totale du travail. Ils soutiennent les entreprises pendant les périodes de pointe ou les besoins d’événements à court terme, aident en cas d’accident, de maladie, de congé de paternité et de maternité ou de travail sur un projet.

Les travailleurs temporaires contribuent ainsi de manière importante à l’allège­ment de la charge du personnel permanent et à l’exécution ponctuelle et soignée des commandes et des services.

Dans quels secteurs est-il principalement pratiqué?

Plus de 60% des travailleurs temporaires sont employés dans l’industrie ou la construction. La proportion d’employés temporaires dans le secteur des services est légèrement inférieure à 40% et augmente rapide­ment. Un peu moins de 60% des employés temporaires sont des spécialistes, des universitaires ou des cadres.

Le secteur du temporaire a diminué de 4,5% l’année dernière. Quelles sont les raisons de ce déclin?

Les raisons de ce déclin sont l’assèche­ment du marché du travail et le manque de dynamique de croissance de l’économie suisse. Par conséquent, il devient plus difficile pour les agences de travail temporaire de recruter des travailleurs d’une part, et de les placer dans des entreprises d’autre part, en raison de l’absence de demande.

Fin janvier 2020, swissstaffing, l’association des prestataires de services en personnel, a annoncé qu’elle envisageait néanmoins l’avenir de manière positive. C’était avant la crise du Coronavirus. Comment voyez-vous la situation quelques semaines plus tard?

Le virus a déjà un effet négatif supplémentaire sur l’industrie. Lors des manifestations, des travailleurs temporaires sont souvent engagés pour fournir les services nécessaires aux journées de manifestations. Il s’agit de services dans le secteur de la gastronomie, de la sécurité, mais aussi d’instructeurs et, si nécessaire, de personnel de nettoyage.

L’annulation d’un événe­ment comme le Salon de l’automobile de Genève entraîne des millions de pertes pour nos membres. Mais même au-delà des événements, on constate que l’envie de consommer et de sortir a sensiblement diminué, ce qui réduit le besoin de main-d’œuvre. Les fermetures préven-tives entraînent également des absences.

A moyen terme, le secteur de l’industrie est également touché. Si les pénuries d’approvisionnement en provenance de Chine arrivent en Suisse et que la production ne fonctionne pas du tout ou seulement de façon limitée, les travailleurs temporaires seront également touchés.

Nous attendons des hommes politiques qu’ils veillent à ce que les différentes relations de travail soient traitées de manière égale. Y compris avec le travail temporaire. Le manque de spécialistes qualifiés entrave le développement de nombreuses entreprises, qu’il s’agisse de PME ou de grandes sociétés. Comment le travail temporaire peut-il atténuer ces problèmes?

De nombreuses entreprises optimisent leurs processus et agissent de plus en plus en fonction des projets. Des spécialistes temporaires hautement qualifiés sont parfaitement adaptés à cette tâche: ils apportent leur expertise dans le cadre de projets de travail dans diverses entreprises.

La contribution de l’industrie au recrutement de spécialistes se reflète également dans les qualifications des travailleurs temporaires: 9% ont un diplôme universitaire ou exercent des responsabilités de gestion et 48% sont employés comme spécialistes.

Les travailleurs temporaires haute­ment qualifiés apprécient la flexibilité de cette forme de travail, d’une part, et le service des prestataires de services de personnel pour s’occuper de l’administration et de la recherche de projets, d’autre part.

Quels sont les effets de la libre circulation des personnes (LCP) sur le travail temporaire en Suisse?

Contrairement à certaines prophéties, la forte croissance du secteur de l’emploi temporaire – 45% au cours des dix dernières années – n’est pas due à la libre circulation des personnes. La croissance du travail temporaire est due au développement de nouveaux groupes de candidats, en particulier dans le segment des professionnels et des spécialistes.

Les prestataires de services de personnel recrutent à l’étranger lorsque la situation économique l’exige. Ils disposent à cet effet de canaux bien établis, qui leur permettent de fournir aux entreprises qui les emploient les spécialistes nécessaires à la croissance du PIB suisse.

L’initiative de limitation (IDL) demande une régulation indépendante de l’immigration et, si nécessaire, la suppression des zones franches si aucune solution n’est trouvée avec l’UE dans un délai d’un an. Quelles en seraient les conséquences?

Le fait est qu’un petit pays comme la Suisse dépend de toute urgence de travailleurs étrangers. Sans la libre circulation des personnes, certains secteurs connaîtraient de sérieux goulets d’étranglement en raison du manque de personnel étranger.

Je pense, par exemple, au personnel soignant de nos hôpitaux et de nos maisons de retraite, aux employés du secteur de la restauration et de l’événementiel, ainsi qu’aux employés des secteurs de la construction, de l’industrie et de l’agriculture, qui apportent une contribution essentielle à notre économie et à notre société.

Ni en Suisse ni au niveau international, les effets négatifs de la migration sur le marché du travail ne peuvent être prouvés. D’autre part, l’interruption des accords bilatéraux aurait des conséquences dramatiques pour l’économie et le marché du travail suisses et serait la conséquence inévitable d’une interruption de la libre circulation des personnes.

Les spécialistes hautement qualifiés – tels que les médecins, les chimistes, les informaticiens ou les ingénieurs – continueront probablement à travailler en Suisse même après un oui à l’IDL. Est-ce suffisant pour pallier la pénurie de travailleurs qualifiés?

C’est de la spéculation. Si les accords bilatéraux sont abandonnés, la Suisse sera isolée économiquement, le développement économique s’effondrera et le pays perdra son attrait en tant que lieu d’implantation – en particulier pour les spécialistes hautement qualifiés qui peuvent choisir où ils veulent travailler. Même si les spécialistes dont on a un besoin urgent sont autorisés à immigrer et à travailler en Suisse, il reste à voir si ces derniers le souhaitent toujours.

Selon le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), l’ouverture du marché suisse du travail a permis à la Suisse d’atteindre une croissance supérieure à la moyenne. Et si cette liberté de circulation devait être à nouveau restreinte?

La croissance économique ralentirait massivement et certains secteurs de l’économie se tariraient complètement. Les conséquences seraient dramatiques pour l’économie et la société et mettraient en danger notre prospérité – une expérience que nous ne devrions en aucun cas entreprendre. La libre circulation des personnes est un acquis que nous ne devons en aucun cas mettre en péril.

Depuis 2010, le chômage en Suisse a diminué, tandis que le taux d’emploi a augmenté. Comment ces chiffres évolueront-ils après un éventuel oui à l’IDL?

Si l’économie ne peut pas recruter suffisamment de travailleurs adéquats au niveau national, elle doit pouvoir faire appel à la main-d’œuvre étrangère. Si elle perd cette option, elle ne sera plus compétitive et sera donc fortement limitée.

La croissance économique serait inhibée. Un marasme économique s’accompagne de pertes d’emplois et d’une réduction du taux d’emploi. Je ne veux pas faire de prédictions précises à cet égard, mais les effets seraient certainement ressentis par nous tous et sur notre prospérité.

En raison de la pénurie de travailleurs qualifiés et, plus encore, du départ à la retraite imminent des baby-boomers, la demande de main-d’œuvre en Suisse va continuer à augmenter – et, par conséquent, l’importance de l’immigration. Que pourraient faire les recruteurs pour atténuer cette situation si l’initiative de limi­tation était adoptée?

On observe déjà aujourd’hui une tendance à la multiplication des projets. Les entreprises se partagent les spécialistes dont elles ont un besoin urgent et les engagent davantage au cas par cas.

Les prestataires de services de personnel ont une fonction charnière importante à cet égard. Sous le terme de «payrolling» ou «portage salarial», ils réunissent des travailleurs de projet et des entreprises hautement qualifiés, garantissent le bon déroule­ment des contrats de travail à durée déterminée conformément au droit du travail et de la sécurité sociale et assurent un degré élevé de mobilité sur le marché du travail.

Néanmoins, il serait naïf de penser que la pénurie de travailleurs qualifiés peut être comblée sans immigration. Beaucoup de ces spécialistes de projets sont aujourd’hui des immigrés. Si ces projets devaient être réalisés sur une base contractuelle à l’avenir, des revenus importants seraient perdus pour nos services sociaux.

Vous vous êtes activé pendant dix ans dans la restauration et l’hôtellerie, tant à l’étranger qu’en Suisse. Tout le secteur est actuellement littéralement secoué par les effets du Coronavirus. Et si la libre circulation des personnes devait être abolie maintenant?

Ce serait une nouvelle extrêmement inquiétante pour cette branche qui, comme vous le dites, est déjà sous forte pression à cause des effets du Coronavirus. Il est donc d’autant plus important de prendre des mesures favorables aux entreprises pour renforcer la place économique suisse.

Interview:Gerhard Enggist

(Interview publiée le 20 mars 2020)

www.swissstaffing.ch

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