Publié le: 2 octobre 2015

Défi colossal chez les facteurs d’orgues

manufacture d’orgues saint-martin – Alain Aeschlimann et Jacques-André Jeanneret font «parler» leurs orgues malgré une conjoncture adverse et les réductions de budgets dans les paroisses. Leur dernier apprenti a préféré changé de voie. Trajectoire.

«Le plus grand défi? Certainement le fait qu’il n’y a plus beaucoup de nouveaux instruments à construire, parce que les paroisses manquent de moyens. Donc en plus d'une certaine concurrence pour les travaux de relevage et de révision, il en existe une nouvelle, plus forte, sur les orgues neufs, explique Alain Aeschlimann, facteur d’orgue et chef d’entreprise. Notre apprenti a préféré changer de voie et son cas n’est pas isolé, car tous les apprentis de son groupe, dont certains provenaient de grandes maisons, ont également choisi de se réorienter.»

Naissance d’une vocation

A Chézard St-Martin, dans le Val-de-Ruz neuchâtelois, il existe une manufacture d’orgues juste en face de l’église de St-Martin. C’est là qu’est né Alain Aeschlimann, facteur d’orgue connu en Suisse. «Mon père était un instituteur assez autoritaire et donc j’ai été mis au piano. Par la suite, deux facteurs d’orgue se sont installés dans le village. Intrigué, j’étais tout le temps fourré là-bas.» Dès les premiers accords, ébloui par le monde de l’orgue, le jeune Aeschlimann renonce à suivre les traces de son père et débute son apprentissage de facteur d’orgue, qu’il termine en trois ans.

Comment se fait-il qu’une manufacture d’orgue soit née dans un hameau du Val-de-Ruz? On pense bien sûr à ces paysans-horlogers, aux créateurs d’automates, de boîtes à musique. Tous mettaient à contribution les longs mois d’hiver pour concocter de grandes complications. «Nos prédécesseurs s’appelaient Joseph Neidhart et Georges Lhôte, raconte Alain Aeschlimann. Le premier travaillait à la Manufacture de grandes orgues de Genève, où il s’occupait surtout de dessins d’exécution et de dessins techniques. Le second avait fait son apprentissage dans une grande maison, Gonzalès. C’était un harmonisateur hors pair connu dans toute l’Europe.»

C’est à Genève que se rencontrent les deux artisans. «Tous deux avaient envie de travailler de façon moins industrielle.» Un voyageur de commerce qui vend du bois leur glisse ce bon tuyau: une menuiserie bien équipée est à remettre à Chézard St-Martin. Les deux facteurs sont conquis. Ils s’établissent dans le Val-de-Ruz et créent leur entreprise en 1963. Avant le duo Neidhard & Lhôte, il y avait une autre PME, celle des Frères Gentil. Ces menuisiers vendaient des meubles, des tabourets.

L’esprit de Lhôte et Neidhart

Travailler avec Georges Lhôte était passionnant. «Lorsque nous prenions nos repas avec lui, nous ne cessions de parler de tel ou tel orgue, de ses caractéristique, de son harmonisation, se souvient Alain Aeschlimann. Lorsque nous avons repris la manufacture en 1982, Georges nous a ­accompagnés trois ans. De la console, il nous lançait ses consignes: ‹Trop fort!› ou ‹Pas assez coloré!› C’est fou ce que nous avons pu apprendre de lui. Et puis, il a fallu ouvrir nos propres ailes!»

Au début, les deux facteurs (Alain Aeschlimann et Jacques-André Jeanneret, l’apprenti qui lui a succédé) s’associent à un troisième artisan, le menuisier François Matthey (aujourd’hui décédé). Ce dernier gère la partie menuiserie, les stocks et le travail de bureau, Jeanneret s’active à l’harmonisation des jeux à bouche, des travaux de relevage et de dépannage, des entretiens. Aeschlimann pour sa part est responsable des projets, dessins techniques, harmonisation des jeux d’anches. Jeanneret et Aeschlimann effectuent sur place l'harmonisation, après avoir fait «parler les tuyaux sur un mannequin en atelier.» Aujourd’hui, cette PME emploie environ cinq personnes, suivant l’importance des travaux en cours. Dont un facteur d’orgue et deux surnuméraires.

La dimension artisanale ne raccourcit pas les délais, car entre le projet discuté sur place avec les propriétaires de l’orgue, la conception et le dessin des plans, la phase de construction des éléments avec pré-montage en atelier et, finalement, l’assemblage sur place, il faut compter une bonne année. Ce qui détermine le rythme de l’entreprise et sa capacité.

Les premiers succès de cette PME le doivent beaucoup à l’épaisseur du carnet de commandes laissé par les devanciers. «A l’époque, nous avions pour quatre à cinq ans de travaux en réserve. Et il y a une décennie, nous réalisions encore dix offres par an. Cette année, il n'y en a eu qu'une seule.»

Une réputation au Royaume-Uni

Parmi les instruments familiers, celui de Saint-Imier, du Conservatoire de Genève, de Delémont. La liste des références est longue. Le dernier en date fut celui de St. Aubin. Parmi les hauts-faits, Aeschlimann mentionne le chapitre des aventures anglaises. «Nous avions réalisé un orgue pour un collège de Cambridge, le Girton College. C’est ce qui nous a probable­ment ouvert d’autres portes. Car par la suite, on nous a appelé pour construire celui de Petersham, dans la région de Wimbledon, puis celui de Bedford Park, dans la banlieue de Londres.»

«Nous sommes au début d’une restructuration, nous pensons éventuellement à passer le témoin.»

Et aujourd’hui, quel est l’avenir de cette entreprise dans un secteur touché par les réductions de budget des paroisses? «Nous sommes au début d’une restructuration et nous pensons éventuellement à passer le témoin, aussi parce que, après toutes ces années, nous aspirons à plus de sérénité, explique Alain Aeschlimann. Notre facteur d’orgue et un harmonisateur pourraient faire partie des intéressés.»

Quelle est la caractéristique des ­orgues produits par la manufacture de Saint-Martin? «Face à la mode consistant à copier des instruments anciens, nous avons cherché à travailler de manière plus artisanale, explique le facteur d’orgue. Nous utilisons du bois massif, au lieu de l’aluminium et du plastic. Nous fabriquons des orgues actuels disposant d’un assez large répertoire.»

Côté fournisseurs, Saint-Martin travaille avec une scierie du canton, celle de la Poissine. «Nous prenons en priorité des bois du Risoux, de l’épicéa de résonance, des bois de la région et du chêne pour les buffets. Les tuyaux sont fournis par Marco Venegoni, maître tuyautier à Villmergen près de Zurich.» Autre source d’inspiration: «L’art du facteur ­d’orgues», ouvrage publié à Béziers de 1766 à 1778 par un moine bénédictain, François Lamathe Bédos de Celles de Salelles. Un maître que tous surnomment Dom Bédos.

François Othenin-Girard

la recommandation

L’orgue qu’il préfère

L’orgue préféré d’Alain Aeschlimann? «Celui de la Collégiale de Neuchâtel! Sa sonorité s’adapte aux différentes esthétiques sonores des répertoires français, allemand, romantique et nous fait voyager à travers toute l’Europe musicale.» Cet orgue neuchâtelois a été construit à neuf en collaboration avec le fameux organiste et compositeur Guy Bovet (1942, Thoune). Comment cela s’est-il passé? «Nous avons beaucoup discuté au départ au niveau de la composition. L’aspect visuel a passé la rampe assez vite. Bovet était très occupé et revenait en fin de semaine, il nous laissait des petits papiers pour faire des rectificatifs.» Guy Bovet est une légende dans le microcosme de l’orgue. C’est aussi grâce au contact avec ce célèbre organiste que la Manufacture de Saint-Martin est entrée en contact avec la famille Alain (lire ci-contre). OGI

défi professionnel

La famille Alain

Alain Aeschlimann raconte: «Guy Bovet est venu nous voir avec une idée géniale. Un orgue avait été construit par Albert (Paul) Alain, organiste et compositeur français (1880–1971) l’avait développé en le construisant dans sa propre maison entre 1911 et 1970. Il était le père d’une famille de musicien, Marie-Claire Alain (1926–2013) (organiste de concert légendaire), son frère aîné, Jehan (Ariste) Alain (1911–1940), lui aussi compositeur célèbre et organiste, puis résistant. Bref, après le décès d’Albert Alain, cet orgue bricolé est resté en caisse pendant une décennie. Guy Bovet a poussé tout le groupe rassemblé autour de cette famille et ils ont décidé de le remettre en marche après avoir rassemblé des fonds grâce à l’association Jehan Alain. Un travail d’une grande complexité avec ses 4 claviers, 43 jeux et 2395 tuyaux: «Le père avait parfois utilisé des matériaux de récupération, du carton pour rallonger certains tuyaux. Nous l’avons complètement rénové, à la satisfaction générale. Nous n’avons eu que des louanges et sa fille Marie-Claire pleurait en l’entendant fonctionner à nouveau. Elle avait écrit à propos de cet instrument. «Dans la maison Alain, située dans la banlieue parisienne, où, durant toute mon enfance, j’ai entendu les sons simultanés d’un orgue de quatre claviers et de deux ou trois pianos. Nous riions, comme d’une bonne plaisanterie, de la phrase ‹tous musiciens dans la famille›, parce qu’elle apparaissait ­invariablement dans la bouche des gens qui nous rencontraient pour la première fois. Et tous, les quatre enfants d’Albert Alain, nous nous lancions éperdument dans la musique.» L’orgue de la famille Alain est actuellement installé à la Maison de la Dîme à Romainmôtier. Il est classé monument historique. OGI

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