Publié le: 13 août 2021

Des pierres, des histoires à raconter

PME artistique – La sculpteure Isabelle Ardevol place sa démarche «en résonance» avec l’actualité. Voyage avec une artiste qui va au bout d’elle-même et «ose briser le marbre pour laisser affleurer l’émotion». Interview sur les cinq doigts de la main.

«Cette période nous met face à nos limites collectives et personnelles. Mon travail consiste à m’interroger en permanence sur ce que nous sommes en train de vivre.» En automne 2020, à l’entame d’une pleine reprise de la pandémie, Isabelle Ardevol nous expédie un magnifique coffret de photos qu’elle accompagne d’une invitation à une exposition intitulée «En Terres Tourmentées». Elle trace ces mots à notre attention: «Le Covid a été pour moi comme un catalyseur. Au moment où tout semble impossible, je décide de braver l’interdit: oser briser le marbre pour laisser affleurer l’émotion. Voici le voyage que j’aimerais partager avec vous. IZA.»

Bientôt une année. Comme de nombreuses artistes, elle a un peu d’avance sur nous tous, taraudée par les «interactions entre le mal-être de nos sociétés et le réchauffement climatique». Ce thème la travaille au moins depuis l’époque où elle utilisait des objets de récupération (capsules de bouteille, tirettes de canettes) pour créer des vêtements. Isabelle faisait de l’upcycling sans le savoir, mais elle s’activait à fond à Barcelone, défilait à Milan, au Dane­mark. Après une trajectoire par les Beaux-Arts à Paris, elle vit ce qu’elle appelle son «trip intellectuel et vestimentaire»: «L’aspect novateur résidait dans le fait que le recyclage concernait jusqu’ici plutôt l’art brut et les objets utilitaires, mais pas la quête du beau.»

Sur la météo aussi, cette plurilingue voyageuse se situe résolument dans l’avant-garde. Ce qui se traduisit, début juillet, par un coup de téléphone: «Allo, oui, il pleut dans mon atelier à Mézières!» Et la voilà aux prises avec une catastrophe naturelle – bien avant que l’eau ne se traduise par des inondations dans tout le reste du pays. «C’est une vieille maison, nous raconte-t-elle début août. Et il aura fallu installer deux grands ventilateurs pour tout sécher dans l’atelier inondé par les orages!» Le dialogue peut maintenant commencer, au sec.

JAM: Comme sculpteure, vos cinq doigts priment. Commençons par le pouce, le coup de pouce, bref, la transmission: est-ce un thème qui vous parle?

Isabelle Ardevol: C’est extrêmement important. Dans la vie, on a eu des centaines de profs. Quatre auront un vrai impact, les deux meilleurs et les deux pires. Ils ont marqué un change­ment en nous, même à contrario. Je me suis donc formée comme formateur d’adulte pour apprendre à construire un cours, ne pas rester en surface. Le transmetteur t’apprend à découvrir en toi ce que tu as à dire, mais aussi à aboutir à une conscience de soi et au respect de la matière.

Dans mon approche de la sculpture, je travaille avec des marbres peu usuels. Je vais chercher des pierres qui ont une histoire à raconter. Il existe des centaines de marbres différents, pourtant généralement le sculpteur va travailler avec du Blanc de Carrare statuaire. C’est un marbre magnifique, c’est vrai et très tendre, mais d’autres sont tout aussi beaux, même s’ils sont plus durs. Souvent d’ailleurs, je «recycle» de vieilles pierres tombales.

Ce que j’essaie de transmettre: le fait qu’une pierre et un projet ne devraient plus faire qu’un, une chose unique et nouvelle. Travailler en affinité avec la pierre et pas contre la pierre, à l’image de cette veine qui arrive au coin de l’œil de ma sculpture et figure comme une larme. La veine du marbre est pour moi comme celles de notre corps, juste en dessous de la peau.

Et à quoi correspondraient les artères dans votre démarche?

L’artère, c’est l’émotion que j’essaie d’exprimer et de raconter avec cette sculpture. C’est ce besoin de lui donner un sens.

Après le pouce, l’index. Que faire et ne pas faire, quels conseils donnez-vous aux jeunes qui se lancent?

Faire ou ne pas faire, ce qu’on a envie de faire. Il faut aller plus loin que la maîtrise de la technique. Il s’agit d’un travail par définition thérapeutique. On élabore à partir de choses qui sont vécues à l’intérieur. Si l’objectif est de devenir un artiste, il va falloir raconter une histoire, faire voyager l’autre à travers un univers de formes abstraites ou pas.

À mon sens, ce qu’il faut faire, c’est de travailler sur trois axes dont le premier est d’acquérir de la technique. L’abstrait, ce n’est pas un truc sur un bidule, une démarche qui consisterait à juxtaposer des formes en misant sur un «happy accident». Des accidents, il peut en arriver des milliers avant que l’un d’eux soit «happy». Cela va beaucoup plus loin. Il faut apprendre à élaborer, à travailler les rythmes, les proportions. Il faut oser accepter qu’on a besoin de la technique mais qu’elle n’est pas tout. Elle est primordiale mais il va falloir aussi la dépasser.Le deuxième axe consiste à déterminer ce que l’on veut dire et donc avant cela, de s’asseoir face à soi-même. C’est une démarche complexe, exigeant une véritable mise à nu.

Enfin, troisième axe, oser faire face à la matière, dans le respect d’elle et de soi. La pierre était là bien avant et sera là bien après vous-même. Pour cela, l’idée est d’être dans une vraie pleine conscience dans l’ici et le maintenant.

Après l’index, le majeur, les moments forts auxquels succèdent des retombées. Comment gérez-vous les ups and downs?

Le moment fort, l’instant magique, ne se produit qu’après des semaines de travail sur une veine qui reste sous-jacente, quasiment impossible à percevoir. C’est dur, émotionnel, cela ne se partage pas, car c’est presque impossible à expliquer. Puis, au début du polissage, cette veine devient enfin visible à l’autre, et la magie du projet s’écrit. Cela fait un bien fou! Pouvoir enfin expliquer, montrer ce que depuis des semaines je cherche: ce n’est pas simplement une sculpture, c’est la symbiose entre sculpture et pierre. Et puis, la phase de polissage permet aussi de prendre distance, de penser au projet suivant et d’éviter le découragement qui peut suivre le moment de magie. On peut alors se projeter sur la prochaine pierre.

Que vous raconte l’annulaire, le doigt des valeurs du travail?

C’est le chemin de vie, effectivement un métier qui comporte un côté mariage. Un vie dure aussi, parce que le métier est exigeant, physiquement et que l’on ne peut pas pratiquer avec tiédeur, à mon sens. Oser être vrai et être soi. Dans l’émotion et le partage. Un métier socialement exigeant, il faut être capable d’indépendance et de faire aussi des concessions, de réfléchir à celles que l’on est prêt à faire. Savoir ce dont on a besoin: pour ma part, j’ai besoin d’intimité. Pour cette raison, j’ai deux ateliers, dont un pour la formation.

Dernier doigt de la main de la sculpteure, l’auriculaire qui se souvient de tout, que referiez-vous, que ne referiez-vous pas?

Je suis partie tôt de la maison à dix-sept ans. J’ai pu faire les Beaux-Arts à Paris en architecture mais je me suis rapidement intéressée à la sculpture avec le collaborateur de César, Jean-François Duffau. C’est le premier qui m’a dit: «Toi, tu es sculpteure, mais ce n’est pas encore le moment ...» Il ne me reste que peu de choses de cette époque. Chez moi, la recherche d’un certain absolu fait que je ne suis pas très gentille avec moi-même. Après mes études, quittant Paris, j’ai lancé cette collection de vêtements dont je vous ai parlé. En parallèle, je me cachais pour travailler l’anatomie, pour casser du caillou. C’est comme ça que l’on forme sa patte, que l’on trouve ce qu’on a à dire. Et puis on va trop loin, il aurait fallu arrêter avant. On casse. Avec les années, les choses s’arrangent, on ose travailler dans l’émotion. Pour finir, je n’ai pas de regrets, tout au plus quelques remords si j’ai parfois été maladroite. Si c’était à refaire, j’oserais aller plus vite, je plongerais plus rapidement dans la pierre et l’émotion ...

Propos recueillis par

François Othenin-Girard

Les plus consultés