Publié le: 5 mars 2021

«Je ne vis plus: c’est la grande détresse»

TÉMOIGNAGE – Cédric Fiora est un jeune hôtelier qui se débat dans la tourmente. Lui qui se définit comme un grand positif ne se reconnaît plus. Même le drapeau suisse sur le toit de son Hôtel Crystal à Lausanne le remplit de tristesse. Il pense qu’il lui faudra au moins douze ans pour s’en remettre.

Voici le témoignage d’un hôtelier courageux en pleine tempête. En 2016, Cédric Fiora reprend l’Hôtel Crystal de ses parents à Lausanne, un établissement de 41 chambres. Le rachat suivait en janvier 2019. C’est le métier dont il rêvait depuis son enfance et à 13 ans déjà, il s’occupait des petits déjeuners dans l’hôtel familial. C’était avant. Aujourd’hui, il lui faut parler de «grande détresse».

«Mon optimisme baisse de jour en jour. Est-ce qu’on a le choix? On subit tout ce qui se passe. Depuis mars 2020, je ne vis plus. Nous vivotons avec quelques chambres. Les autorités nous ont annoncé de l’aide, mais je n’ai encore rien vu!»

A propos des cas de rigueur, Cédric Fiora tient à relever les efforts faits par l’Etat de Vaud et la Confédération, même si ces derniers sont pour le moins compliqués et changent sans arrêt. «Vu la dégra­dation de notre activité, mon hôtel entre dans la catégorie des cas de rigueur. Une aide viendra, mais quand? C’est difficile à dire, car tout est compliqué avec l’Etat. Pour les RHT du personnel, nous avons changé trois ou quatre fois de formulaires. Pour les cas de rigueur en décembre, il fallait des données portant sur neuf mois. Mais actuellement, en février l’exigence est mainte­nant de boucler la comptabilité de l’année et de la faire viser pour une fiduciaire.»

De mai en novembre sans un franc d’aide!

Au plan commercial et matériel, la chute est abyssale. Certes, les autorités ne leur ont pas demandé de fermer l’établissement, mais c’est pire: comme si chaque nouvelle décision les poussait sur la pente d’une fermeture. «Heureusement, je travaille avec mon épouse et nous nous soutenons. Nous avions onze collaborateurs, nous y compris, mais aujourd’hui nous ne sommes plus que neuf. C’est affreux de devoir licencier des gens dont nous sommes devenus si proches et qui nous sont restés fidèles. En avril et en mai, nous avons touché une petite RHT de 4500 francs, puis plus rien. Du 31 mai jusqu’en novembre, nous avons vécu sans un franc d’aide, vous réalisez? C’est seulement depuis le 17 septembre que mon épouse et moi-même sommes devenus éligibles aux APG – alors que nous avons payé le chômage sur nos salaires comme tous les employés. Et encore fallait-il au moins avoir perdu 55% de notre chiffre d’affaires au début, puis maintenant le taux est passé à 40%. Avec un taux de baisse de 39% nous perdons le droit aux APG. Or quelle entreprise peut subir 39% de baisse sans risquer la banqueroute?»

«Assassiné dans la fleur de l’âge»

C’est difficile de comprendre comment c’est possible. Et plus encore de l’accepter. En soi, la reprise d’un établissement – avec toutes les contraintes financières que cela implique – ressemble à un marathon. Dans la situation actuelle, cela ressemble plus à un enterrement de toute la branche. «J’ai 36 ans, je suis dans la fleur de l’âge et on est en train de m’assassiner. J’ai calculé, il me faudra au moins 12 années pour m’en remettre au niveau professionnel et privé. A 50 ans, j’aurais peut-être eu des réserves, mais là, c’est atroce, je n’ai plus rien. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu des crises de panique. Je ne savais même pas ce que c’était. Parce que d’habitude, je suis quelqu’un d’ultra positif.»

Il arrive même à plaisanter, Cédric Fiora. Il rappelle que le secteur entier est touché de plein fouet: manifestations, tourisme d’affaires, tout sera à reconstruire. Ce qui est moins drôle, c’est que les PME hôtelières et familiales ne sont pas prêtes de ressortir la tête de l’eau. Quand la crise touchera à sa fin, l’hôtellerie de chaîne disposera selon lui des moyens marketing permettant un redémarrage en trombe. Les petits établissements familiaux seront encore longtemps en train d’éponger leurs dettes.

Au cours d’une telle crise, il ne faudrait pas imaginer non plus que la concurrence ait disparu. C’est même le contraire: «Au départ à Lausanne, personne ne voulait entrer dans une logique de prix cassé. Aujourd’hui, je constate que nous louons nos chambres aux prix des années 1980. J’ai vécu des choses inimaginables. Des clients qui vous imposent leur prix. Bien sûr, tout le monde est touché. Mais je dis que c’est un cercle vicieux dans lequel nous nous enfonçons et dont nous risquons de ne pas ressortir.»

«Je n’ai plus aucune vision»

La liste des absurdités est longue. «Les décisions portent sur des milliards et nous ne recevons pas un franc. Pendant ce temps, les employés d’Etat continuent à toucher 100% de leur salaire, ce qui n’est pas normal. On continue de taper sur les entrepreneurs de la classe moyenne, or c’est un jeu dangereux car que ferons-nous le jour où celle-ci n’aura plus les moyens de boucher tous les trous que nous creusons – comme la TVA. On continue de nous dire que tout est gratuit, comme les vaccinations, mais il va bien falloir que quelqu’un paie à la fin.»

Au plan entrepreneurial, l’horizon est bouché. «C’est la première fois que cela m’arrive. Là, je n’ai plus aucune vision. Je donnerais tout pour avoir la boule de cristal, mais la seule chose que je vois, comme dans un dessin animé, c’est un nuage et un oiseau qui vole dans le néant.»

Il y a aussi les difficultés liées aux rénovation. »Une certaine indifférence des mieux lotis ça existe aussi. Mon propriétaire n’est autre que Coop Immobilier auprès duquel nous versons, sans un jour de retard, notre loyer depuis 42 ans. Coop vient d’investir 40 millions de francs dans le centre commercial voisin et la démolition de leur bâtiment a fragilisé tout mon propre immeuble causant des fissures dans les chambres et surtout dans les salles de bain. Il y a aussi eu des infiltrations d’eau, sans compter le dégage­ment de poussières, le bruit des marteaux-piqueurs dès huit heures du matin. Toutes choses qui ont au final pas mal impacté mon chiffre d’affaires. Certes un dédommagement a été versé mais les clients perdus ne reviennent pas si facilement, car Lausanne ne manque pas d’hôtels de bonne qualité. Il était donc devenu urgent de rénover les salles de bain, qui sont arrivées en bout de course après 30 ans de bons et loyaux services. Avant la pandémie un accord avait été conclu. J’aurai dû participer financièrement à ces rénovations. Compte tenu de la dégradation de nos conditions-cadres, j’ai proposé une augmentation de loyer raisonnable afin que mon propriétaire prenne à sa charge la totalité des travaux. Toutefois cette solution n’a pas recueilli l’approbation de Coop Immobilier. Le seul soutien reçu, comme tous les commerces gérés par Coop, fut l’abandon d’un loyer en mai dernier. Et je précise – sans les charges.»

Quand votre pays vous abandonne

Le monde politique est selon lui totalement déconnecté. «Ils ont décroché de la réalité. Comment les fonctionnaires et autres décideurs pourraient-ils comprendre? Ils ont un salaire et un job. Comment sauraient-ils ce que nous vivons? Ce que c’est que d’y avoir mis toute sa rage et toute son énergie, de sentir qu’on est en train de tout perdre. Parce que dans mon cas, c’est un projet de vie. C’est l’hôtel familial dans lequel mes sœurs et moi avons grandi. Depuis l’âge de 11 ans, je rêve d’accueillir les gens, de les rencontrer, de voir du monde. Je ne vis que pour cela. Qu’en restera-t-il?»

Il a encore quelque chose à ajouter à propos de la Suisse, Cédric Fiora. «Je suis un grand patriote, j’aime mon pays, je travaille avec les produits locaux et j’ai toujours refusé de faire mes achats de l’autre côté de la frontière. J’ai même un drapeau suisse sur mon toit. Or ce drapeau me rend triste. J’ai beaucoup voyagé et vécu de nombreuses années à l’étranger. Notre tradition hôtelière est magnifique, réputée, nos écoles hôtelières célèbres et nous vivons dans l’un des pays les plus riches au monde. Mais savez-vous ce que cela fait de sentir que le pays qu’on aime est en train de vous abandonner? Et imaginez tous les gens qui se disent aujourd’hui que leur pays les trahit?»

François Othenin-Girard

épilogue

Que s’est-il passé entre le 5 février, date de notre interview et la fin du mois?

Joint par téléphone peu avant le bouclage de cette édition, Cédric Fiora explique que son dossier pour les «cas de rigueur» – déposé le 17 février dernier – attend toujous la réponse de l’Etat de Vaud. «L’argent est censé arriver après dix jours, selon le conseiller d’Etat Philippe Leuba. Mais en validant le dossier, j’ai constaté que le délai d’attente s’élevait en fait à quatre semaines.»

Quant à sa demande pour les RHT de mars à mai, déposée le 2 février dernier, elle a reçu une réponse positive... mais le 25 février!JAM

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