Publié le: 12 mai 2021

L’horloger Sautebin remonte le temps

TRAJECTOIRE – Il a produit plus d’un million de montres dans sa vie, Gérard Sautebin (79 ans) avait repris l’entre­prise de son père qu’il a développée avec sa femme Edith, aujourd’hui décédée. A son apogée, cette PME employait jusqu’à quarante personnes à Mervelier dans le Jura.

Avec la dextérité d’un jeune homme de 79 ans, Gérard Sautebin s’empare d’un spiral du bout de sa pince brucelle. Il communique au minuscule ressort un léger mouvement et ce dernier se met à sautiller sur place, s’animant d’une vie propre. C’est l’âme d’une montre comme toutes celles qu’il a produites au cours de sa vie. Plus d’un million de montres. Avec passion et amour pour les choses bien faites.

Horloger et entrepreneur à la retraite, il a réagi à un article publié dans le «Journal des arts et métiers» (JAM 01, janvier 2021). «J’ai eu un coup de cœur pour ce père et de ses deux fils qui souhaitent lancer une nouvelle marque horlogère et qui ont besoin de mouvements ETA. J’ai eu envie de les aider.»

Solidarité entre les PME

On sait que de tels mouvements ne sont plus disponibles sur le marché des fournisseurs – a fortiori depuis que Swatch Group, face à ses propres clients devant le Tribunal fédéral, a obtenu l’autorisation de ne plus livrer ses moteurs qu’à ses propres filiales. Au grand dam des quelques PME indépendantes qui doivent se réorganiser pour survivre – car les grands groupes de luxe, eux, se sont arrangés depuis belle lurette pour se passer des mouvements du groupe biennois!

Bref, la jeune entreprise devra donc les racheter à des particuliers. C’est là que Gérard entre en scène. «Je me suis souvenu que j’avais encore une cinquantaine de mouvements ETA du type qu’ils recherchaient. Je les ai contactés pour les leur envoyer. C’est chose faite!», nous expliquait-il au téléphone. Le cœur sur la main et, pour le coup, un bel exemple de solidarité entre PME.

Une montre de A Ă  Z

Une poignée de semaines plus tard, nous voici à Mervelier, à quelques bornes de Delémont en remontant le Val-Terbi. Une splendide journée d’avril. L’ancien patron horloger nous accueille dans sa maison située vers le haut du village, et qui fut aussi le siège de son entreprise. Bruit de cascades, jolies fontaines, splendides bouleaux. Un splendide berger allemand nous surveille avec curiosité et une certaine bienveillance. Devant un café et des croissants qu’il est allé chercher à la boulangerie du coin, Gérard nous raconte ses aventures entrepreneuriales. Un voyage incroyable.

«J’ai été horloger de 15 à 63 ans. A 25 ans, je m’occupais de tout dans l’entreprise fondée par mon père. Comme il n’était pas très gestionnaire, je me chargeais aussi de l’administration. Et puis, c’est mon épouse qui s’en est chargé. Nous avons eu jusqu’à 25 ouvriers dans l’entreprise et 40 personnes en tout, en comptant ceux qui travaillaient à l’extérieur. Tous les travaux de garnissage du mécanisme, à cette époque, se faisaient à domicile. Il fallait faire 40 kilomètres par jour pour livrer les pièces et les reprendre. Au début, nous faisions toute la montre de A à Z, y compris les mouvements.»

Sa vue n’a pas baissé d’un cran

Gérard replace la loupe monoculaire – son «migros» – sur son front. On entre dans le vif du sujet. «Il fallait que le spiral soit bien à plat et parfaitement centré, vous voyez? Ensuite, on les retouchait et on les réglait à la minute, puis dans les vingt secondes, sur quatre positions – avant de poser les cadrans et les aiguilles, vérifier que le calendrier fonctionne … Le régleur était un métier très considéré. Maintenant, les fabricants de mouvements ont construit des usines qui effectuent tout cela de manière automatisée. C’est autre chose.»

Sa vue n’a pas baissé d’un cran. Depuis qu’il s’est fait opérer de la cataracte, il voit même les passants entrer dans le magasin situé à l’autre bout du village et les détails dans le paysage jusqu’au bout de la vallée. A l’aise dans le micro détail, il aime aussi «porter sa vue au loin», comme l’écrivaient Jean-Jacques Rousseau et l’ethnologue Claude Lévy-Strauss. Et remonter le fil du temps.

Le village des horlogers

Son père avait appris le métier d’horloger à Granges où il s’est ensuite activé comme indépendant – avant de fonder l’entreprise au village. «Tout a commencé ici au 19e siècle lorsque M. Roos et les Alsaciens sont arrivés et qu’ils ont monté de grands ateliers pour tisser la soie. Mes grands-parents étaient des paysans mais mes tantes travaillaient à la manufacture. Le tissage de la soie et les métiers horlogers se sont développés en parallèle. «Aujourd’hui, on peut toujours dire que Mervelier est le village des horlogers, mais les jeunes vont travailler à Granges ou ailleurs dans l’Arc jurassien.» Son fils, qui avait repris l’entreprise, a finalement décidé de travailler pour un prestigieux groupe horloger où il s’active comme chef de projet. Son frère est un grand manager spécialisé dans la réorganisation des entreprises. On aime les «complications» (horlogères et non horlogères!) dans la famille …

Quant à Gérard, né un jour de janvier en 1942, il découvre tout petit la vie intérieure des montres. «Mon père faisait des mouvements et j’ai tout appris à la maison.» Marié en 1965, il reprend l’entreprise en 1975 tandis que son père construit juste à côté. Une bonne partie du quartier est aux Sautebin, son frère, son fils, ont successivement logé ou logent sur la parcelle achetée initialement par le grand-père visionnaire.

Le truc contre la crise

Reprendre une PME horlogère en 1975, c’est assez incroyable! Toute la branche est sinistrée par la crise du quartz et les crises pétrolières ont encrassé la mécanique bien huilée de l’industrie horlogère. Plus rien ne sera comme avant. Et pourtant, Gérard Sautebin s’en est sorti. Comment? «Nous avions un contrat pour une montre qui s’appelait Colibri, une jolie petite montre de poche dorée dont les Américains étaient friands. Au plus fort de la crise horlogère, nous en fabriquions jusqu’à 700 par jour. C’est ce qui nous a sauvé.»

Nous, c’est-à-dire aussi et surtout Edith, son épouse, décédée il y a deux ans et demi. Elle fut une grande absente-très-présente ce jour-là. «J’avais 19 ans lorsque je l’ai rencontrée dans le train en allant à Ascona pour rejoindre mes parents partis en vacances au Tessin. Ce fut le coup de foudre immédiat. Nous ne savions pas encore que nous habitions deux villages voisins. C’est comme ça que tout a commencé.»

Le chien d’Edith nous regarde très attentivement tandis que Gérard parle d’elle. «C’était le sien, nous étions allés le chercher dans les Ardennes. Elle l’a appelé Eros.» La photo à côté de la cheminée, un autre portrait d’elle sur le buffet, un petit feu qui finit de se consumer. Edith a gagné le prix des plus beaux balcons du Jura et aujourd’hui encore, Gérard replante et arrose les splendides géraniums qui se déversent sur toute la façade.

Au premier étage de cette PME familiale se trouvent le logement de l’entrepreneur. Les ateliers étaient au rez-de-chaussée. La maison ressemble à un immense chalet. On devine encore toute l’activité qui devait l’animer alors que les contrats avec les grandes marques – on restera discret sur les noms – se multipliaient.

Ensemble sur tous les continents

Edith a été de toutes ces aventures. Les commandes, les paiements, les multiples fiches de salaires, les heures à compter et recompter. Les heures difficiles, les joies aussi. Peu de vacances, on travaillait le samedi – mais qui furent vécues intensément. A commencer par les voyages. Gérard nous montre une belle page manuscrite où Edith a résumé leurs périples. Une traversée de l’Atlantique sur le Queen Mary, un transsibérien suivi par une croisière sur la mer de Chine. Des explorations à Singapour, Brunei, aux Philippines et en Thaïlande. Mais aussi plusieurs fois en Guadeloupe, en Martinique, en Amérique latine. Gérard et Edith furent ensemble sur tous les continents …

C’est le moment fort de la rencontre. Gérard sort une bouteille de blanc valaisan mise au frais et nous parle de sa passion pour la musique. Les comédies musicales qui marquent, «Cats» à New York au tout début. Dans un autre répertoire, les innombrables séjours à Vérone.

Mais surtout, la musique qu’il vit. Monsieur Sautebin joue du cornet depuis 64 ans. Une vie à faire résonner le cuivre et président du Brassband de Mervelier un bon quart de siècle. Les concours fédéraux, le concours jurassien, le Lutrin d’Or deux fois gagné. Une année, le fameux directeur de Brassband Roy Newsome passe trois jours chez eux. «Il y avait plein d’Anglais dans notre maison, nous vivions une vie ouverte et passionnante. Mervelier est aussi devenu un village de musiciens connus loin à la ronde», résume-t-il d’un trait en rigolant. Il finit son verre.

Musique d’avenir

La branche horlogère s’en sortira-t-elle? Les métiers ont-ils un avenir? Si tout cela était à refaire, le referait-il? «Oui, trois fois oui! Tout cela n’est pas prêt de s’arrêter, même si les métiers ont beaucoup changé et que la philosophie du travail est différente, je vois un bel avenir se profiler pour tous ceux qui aiment la qualité et travaillent avec leur cœur. Quand je vois ce père et ces deux fils, j’aime leur courage. On a tous envie de leur rendre service.»

François Othenin-Girard

Les plus consultés