Publié le: 8 juillet 2016

Le temps pour l’homme: réussir en entreprise

L’invitée du mois

E  n entrant dans la gare de Lausanne, vous êtes accueillis par une énorme horloge qui, ponctuelle et sans équivoque, bat la perfection du temps. Lorsque le train est à l’heure, lorsqu’il fait son entrée à la gare «pile-poil», l’estime pour l’efficacité de celui qui a conduit la locomotive vers son objectif croît, plus encore si le temps pour prendre le train suivant était limité et qu’il existait un risque de manquer la coïncidence. C’est un fait, donc, que le temps est parfois perçu comme précieux.

Le temps marque nos pauses, il y a un temps pour le travail et un temps pour le repos. Le temps peut également faire défaut, il peut être un «tyran», pour citer un célèbre essai de George Woodcock, dans lequel on pouvait également lire que «le temps, c’est de l’argent», slogan devenu la clé de l’idéologie capitaliste. Précisément, dans le système capitaliste, l’une des figures les plus importantes parmi les nouveaux fonctionnaires 
est le préposé au contrôle du temps de travail (timekeeper).

C  haque entreprise organise la journée de travail selon un certain rythme. Un horaire d’entrée. Un horaire pour la pause. Un horaire de sortie. Mais comment ne pas vivre ces horaires comme une tyrannie? Comment être libre à l’intérieur du temps? Je vais proposer ici une approche qui s’est récemment répandue dans le domaine de la philosophie morale, et qui – ce fait n’est pas étonnant – a marqué des exploits vers la fin du vingtième siècle. Je fais allusion à ce courant aristotélicien appelé «Virtue Ethics» et qui a été inauguré par la philosophe irlandaise Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe. Dans une perspective de l’entreprise, la réflexion porte sur les facteurs qui rendent l’action plus efficace et productive. La peur d’être mis à pied? L’inefficacité? Il y a des entreprises qui jouent des farces aux employés en les menaçant de perdre leur emploi, en leur faisant miroiter des promotions, là où elles ne figurent pas dans le contrat de travail. Il y en a d’autres, par contre, qui utilisent la tactique contraire, celle de la méritocratie, en stimulant le travailleur jusqu’à l’épuisement dans sa quête de réussite. Les stratégies sont différentes, et on va jusqu’à l’exploitation des travailleurs dans les pays les plus pauvres.

Mais quelle est la clé qui met en mouvement cette machine qu’est l’homme? Celle qui est la plus en phase avec les temps modernes? Celle qui favorise les besoins dictés par la société? Le forfait fitness? L’entrée gratuite à la salle de gym? Les bons cadeaux pour un grand gala? Pour répondre, il est nécessaire d’inverser la perspective favorite des médias. Autrement dit, nous devons regarder l’homme et, en lui, ce qui correspond le plus au cœur humain. Ce n’est ni la richesse, ni le pouvoir, tous deux dépourvus de dimension temporelle, c’est-à-dire destinés à finir et non à se perpétuer. Par contraste, nous pouvons parler du temps, car d’un tel continuum, nous avons des signes, comme cela est signifié par notre horloge géante à l’entrée de la gare.

L’homme est entraîné par un désir de justice, de vérité et de beauté. Et les premiers à le savoir, ce sont justement les entrepreneurs qui, à un instant donné, estiment que c’est le moment d’investir, de prendre des risques. Qui considèrent cela comme quelque chose de vrai, un pari positif et finalement quelque chose de beau, de fascinant, qui peut conduire – selon leur intuition – à une amélioration. Nous pouvons donc dire que ce qui correspond au cœur de l’homme, ce n’est pas la richesse, ce n’est pas le pouvoir, ce n’est pas l’homme égoïste, mais l’homme qui cherche à satisfaire un désir de vérité, de justice et de beauté.

E  t si nous définissons le succès d’une entreprise avec le bien que cette entreprise fait à l’homme, alors l’entreprise doit concentrer toute son attention sur la personne. C’est pour cela qu’il faut souligner la différence entre la solidarité et ce qui est appelé le principe de subsidiarité. La solidarité peut parfois sentir la «bonne action» envers de «pauvres gens» en difficulté. En revanche, le principe de subsidiarité est basé sur une idée de la personne humaine entièrement responsable de son propre développement et de sa propre promotion. Raison pour laquelle il est essentiel de valoriser et de soutenir la personne, individu ou groupe, dans le respect complet de son indépendance et sa liberté.

I  l me semble important à ce stade de rappeler le travail curieux de Roberto Lorusso intitulé «Benessere organizzativo. Dall’attenzione alla persona, al welfare aziendale defiscalizzato» promu en Italie par l’«Associazione Interdatoriale per il Benessere dei Lavoratori», dans lequel l’auteur identifie trois approches différentes du travailleur au sein de l’entreprise. La première est l’approche «juridique», dans laquelle le travailleur se sent bien parce qu’il travaille dans une entreprise qui respecte les règles. La deuxième approche est appelée «normative volontaire», où le travailleur se sent très bien, car il travaille dans une entreprise qui choisit volontairement de s’adapter aux normes internationales du bien-être. La troisième approche est celle dite «par vertu», dans laquelle l’employé est aux anges, car il travaille dans une entreprise qui le rend riche en expertise, en vertus humaines et sociales. Cette dernière approche nous dit d’un facteur constitutif de l’humain capable de le mettre en mouvement bien plus que ce que peuvent faire la sécurité, le bien-être et les règles. Il s’agit du cœur humain qui est capable de percevoir le bien et, une fois le bien perçu, génère une énorme créativité dans l’action. Être touché par le bien transforme l’homme, il le fait fleurir, le rend capable de ce qu’il ne pouvait même pas imaginer.

Sont également intéressantes les dix vérités érigées au rang de principe par Google Company et qui servent de vitrine à cette société: (1) L’utilisateur d’abord, le reste viendra plus tard. (2) Il est préférable de faire une seule chose, mais parfaitement. (3) Rapide, c’est mieux que lent. (4) La démocratie sur la toile, ça marche. (5) L’information doit être accessible partout. (6) Vous pouvez faire de l’argent sans faire de mal à personne. (7) Il y a toujours plus d’informations que vous ne pouvez l’imaginer. (8) Le besoin d’information traverse toute frontière. (9) Vous pouvez être sérieux même sans porter un costume et une cravate. (10) Exceller ne suffit pas.

A cela s’ajoute le défilé de témoignages des employés du département de marketing jusqu’aux programmeurs, qui flattent la société pour la liberté accordée par le code vestimentaire décontracté, la zone de loisirs, jusqu’au fait de disposer de chemises repassées à la sortie du travail. La manière dont tout cela est présenté fait penser à une entreprise modèle. Toutefois, par rapport à la liberté d’action, il y a peut-être un élément encore plus important, apparemment laissé de côté par cette société globale: c’est le moteur de la créativité: l’affection à ce qui est humain dans sa plénitude. Nous revenons donc à parler de la vertu. Je vais le faire en faisant appel à une auteure bien consciente de la structure humaine, si l’on en croit la célébrité de son livre «On the Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy». Il s’agit de Martha Nussbaum, professeur en Droit et Éthique à la Faculté de droit de l’Université de Chicago. Dans un autre texte célèbre intitulé «Creating Capabilities: the Human Development Approach», elle met l’accent sur la dimension créatrice de l’être humain. Mais il serait également utile de se concentrer sur la «capacity to create», lorsque créer signifie une «générativité» qui surgit dans l’âme aimée. Le plus étonnant, c’est qu’à la base de la vertu, pour l’éthique, on trouve la nature du bien.

P  ar conséquent et en guise de conclusion, nous pourrions dire que l’ontologie d’une éthique qui est là pour durer et pour faire prospérer le sujet – dans ce cas, le travailleur – est le bien lui-même. Les marques qui ont fait l’histoire, d’ailleurs, expriment une affection, comme le dit François Michelin: «L’homme lui-même au fond est déjà une entreprise.» C’est drôle que le rêve de cet entrepreneur était d’être météorologue, toujours fasciné qu’il était par la beauté éphémère des nuages, du ciel, de la beauté qu’il définissait comme «un échange particulier qui se produit, qui est indéfinissable, mais réel». Quelle est donc la recette? Laissez-vous surprendre par le bien, votre entreprise sera un succès.

Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que l’auteur.

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