Publié le: 9 novembre 2018

«Notre or, notre connaissance»

portrait – Experte internationale en art verrier, Bettina Tschumi crée une PME afin de faire souffler un vent de liberté et d’indépendance sur ses projets. Actuellement, cette genevoise aux origines vénitiennes organise une grande exposition à Bordeaux sur le verre et le vin.

Après quelques années à la tête de la collection d’art verrier au Musée de design et d’arts appliqués contemporain à Lausanne (mudac), Bettina Tschumi lance ses filets à l’international. Actuellement, cette jeune femme est curatrice d’une grande exposition sur le verre et le vin – qui se tiendra en 2019 à la Cité du Vin à Bordeaux.

Sollicitée par cette prestigieuse institution suite à une exposition qu’elle avait créée sur un thème approchant en collaboration avec le Musée valaisan de la vigne et du vin à Sierre, elle s’attaque dès 2016 au projet scientifique et à la recherche des objets. Un travail ponctué par de fréquents séjours en Gironde, au travail avec les équipes sur la création d’une scénographie, le transport des objets, la collaboration avec une maison d’édition.

«Je coordonne la communication, travaille sur les supports et le programme culturel lié à cette manifestation, détaille-t-elle. Sans oublier le tournage d’un film qui met en scène des artistes et des artisans du vin et du verre – une création spécialement commandée pour l’occasion.»

Rêve d’indépendance concrétisé

À l’heure où les vendanges sont terminées dans le Bordelais, la tension s’accroit à la Cité du Vin et la phase de production bat son plein. En juillet 2019, après trois mois et demi d’exposition, Bettina Tschumi pourra tourner cette page et profiter de cette première lancée pour envisager la suite. C’est dire si la réussite de cette exposition représente un bel enjeu.

À Lausanne où elle est basée, elle nous confie quelques-unes de ses pistes créatives. «Mon rêve serait de conjuguer des mandats qui me permettraient d’être totalement indépendante, de travailler avec des équipes, des pays, des contextes différents, pour des musées, des centres d’art, des particuliers, des régions. Les seules limites sont celles de l’imagination et des opportunités qu’amènent les contacts», explique-t-elle en portant son regard au loin.

Une curatrice et sa PME

Bettina Tschumi observe les entrepreneurs depuis un certain temps. Cet été, elle se demandait quelle serait la forme juridique qui conviendrait le mieux à sa PME.

«Au final, ce sera une raison individuelle et je pense la domicilier à Genève pour des raisons symboliques. J’ai à la fois le désir de renouer avec mes origines genevoises et en même temps de me laisser la liberté et la mobilité dont j’ai besoin pour me sentir motivée et inspirée.»

Comment se voit-elle dans le rôle de femme entrepreneur? «J’aimerais bien varier les types de mandats, qu’il s’agisse de créer une exposition, prendre une direction artistique, écrire, réaliser des reportages. Je souhaiterais aussi développer une activité de courtage d’œuvre d’art dans ma spécialité, l’art verrier. Et mettre en valeur mes compétences en art et en design contemporain, notamment en organisant des voyages thématiques.»

Envie de se faire confiance

Et des cordes, elle en dispose d’une jolie collection. Elle parle de littérature, de voyages, de rencontres. Elle inverse les rôles et se met à poser des questions. On s’en rend à peine compte. Et puis elle éclate de rire!

Savoir retourner une situation – un atout précieux dans ce microcosme? «C’est ma démarche intuitive, j’ai envie de me faire confiance, dit-elle encore à propos de la création de sa société. Le reste s’alignera.»

A-t-elle déjà un business plan? C’est une mauvaise question! «Je n’ai aucun business plan, car je ne recherche pas d’investisseurs. Je connais des gens qui gèrent leur vie privée avec un tableau Excel, des plus et des moins… Ce n’est pas vraiment mon style», sourit-elle, en jouant avec son pendentif, un arbre en or qui déploie toutes ses branches sous un oiseau.

Des savoirs confidentiels

«J’ai un projet simple dont le but est de me suffire à moi-même tout en conservant ma liberté. L’objectif n’est pas de m’enrichir, mais de m’investir dans le plaisir de la découverte et de la transmission.»

L’identité visuelle de sa société existe déjà depuis une année. «Elle s’appelle AUR, dont la racine hébraïque signifie «lumière» et qui a donné «aurum» (or) en latin. Je suis fascinée par la citation suivante: «Aurum nostrum non est aurum vulgi» («notre or n’est pas l’or de la foule, du commun»). Dans la tradition des alchimistes, notre or signifie notre lumière, ou notre connaissance, qui n’est pas la connaissance du commun. Gardons pour la sécurité de tous notre savoir confidentiel, car il pourrait être mal compris et détourné. Ce qui n’a pas raté, puisque par la suite l’alchimie a été déformée et réduite à des intérêts marchands liés à la transformation du plomb en or. Alors que l’or véritable des alchimistes est la connaissance tirée de leurs expériences et de leurs observations.»

Ses ancêtres orfèvres à Venise

On est dans le cœur du sujet. Bettina Tschumi a effectué un séjour à Venise au printemps dernier. Elle a travaillé auprès d’un maître verrier, observé en détail le travail des artisans et parlé longuement avec ces derniers. Elle a pu analyser les relations – complexes et ambigües – qui se nouent entre l’artiste et les artisans qui doivent réaliser concrètement l’objet imaginé par le premier.Des métiers dans lesquels les connaissances devaient historiquement rester confidentielles, – comme dans la tradition alchimique. «C’est philosophique et chimique. C’est l’observation empirique de la transmutation d’une matière première en quelque chose de supérieur pour comprendre les lois qui régissent la nature.»

Quel voyage parcouru! Le café est bu. Elle dit encore ses lointaines racines italiennes. «Ciumi est un patronyme transalpin: mes ancêtres étaient des orfèvres de Venise qui ont fui au XVIe siècle en Allemagne, puis à Berne, au XVIIe siècle. En arrivant, leur nom a été germanisé en Tschumi.»

Notre interlocutrice est une grande créative, la discussion slalome. «Tout créatif se nourrit de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’il échange, de ce qu’il mange.»

Dénicher des lieux de création

L’Italie et la France sont des pays dans lesquels Bettina Tschumi souhaite déployer ses talents. Les Pays-Bas, Rotterdam en particulier, l’attirent également. «Dans l’après-guerre, on y avait déjà observé une renaissance puisque cette ville avait été rasée à plus de 80% et reconstruite par des architectes comme Mies van der Rohe. Depuis une petite dizaine d’années, un second renouveau concerne autant l’architecture que le design. Rotterdam accueille de très nombreux créateurs qui m’intéressent beaucoup. C’est cette énergie-là que j’ai envie d’explorer.»

Elle ne souhaite pas se spécialiser exclusivement dans l’art verrier, ses intérêts sont plus larges dans le design et l’art contemporain. «J’aime trouver des lieux de création qui ne sont pas forcément référencés et utiliser mes réseaux pour les dénicher. C’est souvent par association, par thème de conversation que cela vient, en rebondissant sur un livre, sur un film, une musique. Tout à coup, je remarque qu’il existe un faisceau de pistes qui me donne envie d’aller explorer des lieux. La vraie raison de mon désir d’indépendance, c’est la liberté.»

François Othenin-Girard

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