Publié le: 11 décembre 2020

Promotion économique: nouvelles pistes explorées

arc jurassien – Comment les petites structures tirent-elles leur épingle de ce jeu difficile? Comment les PME et start-ups pourront-elles aller de l’avant? Premiers éléments de réponse avec les responsables de l’économie à Neuchâtel, Jean-Nat Karakash et Jean-Kley Tullii.

Interview: suite page 17

Suite de la page 16

Dans une interview accordée au JAM en octobre dernier, le conseiller national Damien Cottier (PLR/NE) relevait que Neuchâtel ne disposait pas d’une véritable stratégie numérique. Que pensez-vous de cette affirmation?

Jean-Nat Karakash: Au lendemain du «big bug» des élections communales, la question peut sembler légitime! Pourtant, je ne pense pas que notre canton ait du retard. Au plan du fonctionnement de l’Etat, nous avons une informatique très intégrée avec l’ensemble du parapublic et des communes. Par ailleurs, en juin de cette année, notre Parlement a accepté un crédit de 25 millions de francs pour développer l’éducation numérique dans nos écoles. Enfin, notre économie est bien positionnée: nous étions actifs dans ce secteur bien avant que l’on parle d’industrie 4.0. Notre tissu industriel est très connecté. .

Jean-Kley Tullii: D’un point de vue industriel, prenez l’exemple de la fameuse Micro 5 développée par la HE-ARC (machine 5 axes auto-apprenante et autonome, présentée au SIAMS 2016 avec Mecatis engineering pour la fabrication et Safelock pour l’outillage, ndlr) – ce projet était vraiment porté sur l’industrie 4.0 et si intéressant que le fabricant a été racheté par un géant allemand de la machine-outil.

Jean-Nat Karakash: Notre région est à la pointe en termes de production de richesse et d’innovation. Nous sommes le deuxième exportateur du pays en volume derrière Bâle. Avec 2% de la population, nous générons un bon 10% des exportations suisses, soit en définitive plus que Zurich, Berne ou le canton de Vaud!

Et en termes d’innovation pure, le canton est-il encore dans la course?

Nous sommes aujourd’hui l’un des deux cantons où il y a le plus de brevets déposés par habitant – au coude à coude avec Bâle. Cela s’explique par la densité élevée de hautes écoles et d’institutions de recherche, mais également par toute l’innovation générée par nos industries. Cela dit, au-delà du nombre de brevets, le plus important, c’est de réussir à traduire toutes ces technologies de pointe en produits fabriqués ici, dans nos entreprises. Je crois sin­cèrement que notre savoir-faire régional est un atout pour la numérisation de toute la Suisse!

Comment expliquez-vous ce positionnement?

Du fait de notre vocation exportatrice, nous sommes très connectés au monde, d’une manière un peu différente de la Genève internationale ou de la place financière zurichoise, mais tout aussi intense. Nous fabriquons ici des produits utiles qui s’exportent dans le monde entier. Et c’est vrai que Neuchâtel est au cœur de l’Arc jurassien, une région dynamique qui s’affirme comme le berceau du Swiss made.

Selon Damien Cottier, une dizaine d’entreprises de la cryptomonnaie sont arrivées dans le canton de Neuchâtel, «toutes seules et sans soutien de l’Etat, sans que personne ne s’en rende compte». Quel est votre avis?

Ce n’est pas exact qu’elles sont arrivées toutes seules! Au contraire, même si nous avons agi de manière discrète, nous nous sommes montrés très proactifs et innovants en mettant en place, avec des partenaires externes à l’Etat, un réseau de compétences et des conditions-cadres qui ont permis d’attirer ces acteurs ici. Aujourd’hui, c’est un joli petit écosystème de la blockchain s’est implanté et qui se développe ici. L’intérêt pour nous ne se limite pas aux usages liés aux cryptomonnaies, mais permet en outre d’avoir locale­ment une compétence blockchain de haut niveau, capable d’interagir avec l’écosystème industriel.

Donc vous aviez vraiment un plan pour faire venir ces entreprises?

Oui, nous avons accueilli les premières il y a cinq ans. Ensuite, nous avons obtenu un effet d’entraînement et d’autres ont suivi. Comment? En devenant visibles dans ce microcosme, plutôt que sur un plan médiatique. Nous voulions que les porteurs de projets dans ce domaine apprennent par leurs pairs ce qu’ils pouvaient trouver comme environne­ment à Neuchâtel.

Je me demande depuis longtemps à quel moment on assistera au retour d’une promotion neuchâteloise plus conquérante? Quand jouerez-vous à nouveau les disrupteurs sur la scène de l’économie suisse?

Eh bien là, justement, on l’a fait! Nous avons mis en place certains éléments qu’aucun autre canton ne proposait. Et puis le secteur a été accueilli chez nous à bras ouverts, parce qu’il ne disruptait pas dans un secteur existant. De manière assez compréhensible, les cantons qui craignaient pour leur place financière se sont montrés moins entreprenants!

Du côté des start-ups, quelle est la situation actuelle (en sortant de la première vague et juste avant d’entrer dans la seconde, ndlr)?

Dans le domaine industriel, nous sommes bien positionnés depuis longtemps déjà. Et nous voyons ces dernières années d’autres secteurs se développer fortement. Cela étant, j’aimerais rappeler que l’essentiel du transfert de technologies vers l’industrie ne passe pas par la création de start-ups. Il est souvent plus rapide d’implanter des technologies innovantes dans des structures qui existent déjà et qui sont organisées – plutôt que de créer une entreprise chaque fois qu’on dispose d’une nouvelle technologie. Donc si «start up» rime toujours avec «innovation», «innovation» n’implique pas toujours «start-up»! Or, on a un peu tendance à mesurer l’innovation uniquement par le nombre de start-ups et je trouve cette vision très incomplète.

Quelles sont les spécificités des start-ups neuchâteloises?

Les start-ups industrielles sont historiquement prépondérantes, notamment dans le technico-médical, le traitement du surfaces ou la haute précision. Non seulement, le bassin régional de compétences génère sans cesse de nouveaux projets, mais on voit aussi de nombreux créateurs d’entreprises industrielles qui viennent s’installer dans le canton pour y développer leur start-up, car on y trouve l’environnement idéal en termes d’équipements, y compris d’équipements lourds. Cela dit, depuis une dizaine d’années, nous nous battons pour que d’autres domaines émergent, avec un certain succès.

Jean-Kley Tullii: J’aimerais souligner que malgré le contexte difficile, 2020 a vu une croissance assez incroyable des start-ups. En effet, depuis le début de l’année, nous en comptons 35 nouvelles, ce qui est un résultat historiquement élevé. On capitalise sur l’excellente dynamique qui s’est créée depuis quelques années autour des centres académiques et des instituts de recherche.

Dans quels autres secteur ces start-ups neuchâteloises sont-elles actives?

Jean-Kley Tullii: En plus du technico-médical et de la haute précision, notre canton accueille toujours plus start-ups actives dans le domaine numérique, avec des éléments prometteurs dans des applications aussi variées que les vêtements intelligents, les systèmes de vision, la traçabilité ou la vérification d’identité, pour ne prendre que quelques exemples. A cela s’ajoutent les différents projets liés à la blockchain, qui ne sont pas des ICO (l’équivalent d’une entrée en bourse ou IPO mais dans la cryptomonnaie), mais des développements applicable à des domaines variés comme l’immobilier, le fret maritime, la protection de la propriété intellectuelle.

Comment ce nouveau paysage de l’innovation se structure-t-il?

Jean-Nat Karakash: Le pôle cantonal d’innovation a son centre de gravité au cœur de la ville de Neuchâtel. Sur un kilomètre de rayon, nous avons réuni le CSEM, l’institut de microtechniques de l’EPFL, l’Université de Neuchâtel et la Haute école d’ingénierie ARC. Au total, c’est un campus de plus de 1000 chercheurs et 7000 étudiants, avec un niveau d’excellence inégalé dans tout ce qui touche à la très haute précision. Pour fédérer ces acteurs, animer et valoriser ce pôle très dynamique, nous avons créé Microcity S. A. au début 2019. Présente aussi bien à La Chaux-de-Fonds qu’à Neuchâtel, cette société est détenue conjointement par les collectivités, les acteurs de la recherche et de la formation ainsi que les organisations faîtières de l’industrie. En plus d’avoir repris l’ensemble des activités de l’incubateur à start-ups Neode fondé 2003, Microcity S. A développe aujourd’hui des programmes dédiés aux PME et aux grandes entreprises qui veulent s’installer ou s’appuyer sur les compétences du pôle d’innovation pour accélérer leur développe­ment.

Quelle est l’importance du CSEM pour le canton?

Le CSEM a son centre de gravité à Neuchâtel et c’est un atout majeur pour notre canton. Avec ses 400 chercheurs de haut niveau qui n’ont pas de charge d’enseignement, mais qui se dédient à 100% à la recherche et au transfert de technologies, le CSEM est le plus grand centre de compétences au service de l’industrie suisse. S’il est principalement financé par ses clients, le CSEM bénéficie également d’un soutien financier important de la Confédération. Son excellence est reconnue au niveau international et il contribue de manière significative à la prospérité et au rayonnement de la Suisse.

Et que vous apporte au fond l’EPFL?

Créée il y a une dizaine d’années, l’antenne de l’EPFL a permis de booster de nouveaux champs de recherche, en lien étroit avec les compétences industrielles que l’on trouve à Neuchâtel. La création de cette antenne a également apporté une nouvelle visibilité au pôle d’innovation neuchâtelois. Du point de vue de l’activité, il s’agit principalement de l’Institut de microtechnique, avec sa direction et une dizaine de chaires qui mènent des activités de recherche de pointe à destination de l’industrie. Il n’y a pas d’enseignement de base au sein de l’antenne, mais il y a évidemment des doctorants au sein des laboratoires.

Vous ne partez plus à Singapour ou ailleurs pour faire de la promotion économique active et des acquisitions – comme le faisaient vos prédécesseurs le socialiste Pierre Dubois et son équipe. Quelle est votre conception de la promotion économique neuchâteloise?

Jean-Nat Karakash: A l’époque où personne ne faisait de promotion, nous pouvions parcourir le Monde et «vendre» avec succès notre canton à coups de rabais fiscaux. Aujourd’hui, bien d’autres pays ont mis en place des stratégies de promotion économique agressives et nous devons nous démarquer pour attirer des projets. Heureusement, sur certaines thématiques, nous sommes clairement les meilleurs du monde. Et c’est justement cela qui intéresse les acteurs internationaux aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de choisir où ils vont localiser leur projet. C’est le cas sur la très haute précision, à la fois dans la mesure du temps et l’usinage. Mais aussi dans l’électronique de très basse consommation, ou encore dans les capteurs de pointe. En plus de cela, un atout majeur sont les compétences et la réactivité que l’on trouve dans le tissu de sous-traitance. Ici, nous sommes capables de transformer une idée nouvelle en produit plus vite et mieux qu’ailleurs. Alors même si la Suisse peut sembler chère au premier abord, il faut mettre dans la balance le gain que l’on fait en arrivant plus tôt sur le marché. Ces arguments parlent aux décideurs.

Que faites-vous de mieux que la promotion neuchâteloise des années 1980?

Loin de moi l’idée de dire que nous faisons mieux aujourd’hui, j’ai énormément de respect et de reconnaissance pour ce que mes prédécesseurs ont réussi. Ce sont eux qui ont permis à Neuchâtel de redresser son industrie et d’en faire le canton innovant qu’il est aujourd’hui. Par contre, le Monde change et nous devons nous adapter aux enjeux du moment! Aujourd’hui, notre compétitivité est basée tout autant sur les compétences installées dans la région et notre qualité de vie que sur notre attractivité fiscale. Aujourd’hui, beaucoup de pays se profilent sur le zéro impôt et si nous voulions être concurrentiels sur ce seul terrain, on devrait envisager les impôts négatifs (rires). D’ailleurs, cela ne fait aucun sens de parachuter des choses qui n’ont rien à voir avec ce que l’on sait faire ici, ni en termes de start-ups, ni d’implantations étrangères. Notre approche consiste plutôt à ramener des briques qui vont nous permettre d’étendre de manière ciblée nos chaînes de valeur. Et cela fonctionne bien, nous attirons de beaux projets, même cette année!

Quand Neuchâtel se dégagera de la mêlée de la promotion économique intercantonale (GGBA) et redémarrera avec tous les atouts que vous mentionnez?

Pour l’instant, nous nous en sortons plutôt bien dans cette mutualisation et nous sommes très contents de collaborer avec les autres cantons pour promouvoir la Suisse occidentale dans son ensemble. Je crois qu’il faut dépasser les logiques pure­ment cantonales pour parler aux entreprises. Evidemment, je préfère lorsqu’une entreprise s’installe à Neuchâtel plutôt qu’à Yverdon. Mais je me réjouis quand même lorsqu’elle s’installe à Yverdon, parce que cela nous rapporte de la sous-traitance, des volumes d’emplois, une compétence à proximité. Et Neuchâtel tire bien son épingle du jeu, en participant pleinement au développement du cluster régional des sciences de la vie qui nous amène beaucoup de projets, tout en cultivant notre rôle leader dans la haute précision.

Le monde attire le monde. Mais fiscalement (entretemps, le classement publié par Credit Suisse le 13 octobre a crédité le Canton de Neuchâtel d’une 20e place en termes d’attractivité, ndlr)?

Les volumes de production de richesse et d’innovation que nous fabriquons ici ne sont pas tombés du ciel. C’est le fruit de 40 ans d’une promotion économique jamais interrompue et cela permet à Neuchâtel de percevoir plus d’impôt des entreprises par habitant que la plupart des cantons. Parmi les grands contributeurs figurent certains acteurs historiques de la région et une bonne partie des entreprises qui se sont installées et développées ici avec l’appui de la promotion économique. De toute évidence, nous n’aurions pas aujourd’hui les revenus que nous avons et nous ne compterions pas 100 000 emplois dans le canton sans tous les efforts que nous avons consentis.

Mais c’est un combat quotidien pour garder ce leadership. On fait la course devant. On ne peut pas se permettre de prendre du retard. Pour un petit canton, c’est un énorme effort. On y consacre des moyens, du temps, de l’énergie – avec la conviction que dans un club à 26 comme la Suisse, chacun a son rôle à jouer et c’est ce que nous amenons à la Suisse, de faire vivre une industrie qui fait de vrais produits et pas uniquement de la propriété intellectuelle en pilules. L’Arc jurassien et Neuchâtel en son centre est l’une des seules régions d’Europe où on assiste à un développement industriel sur les cinquante dernières années. C’est complètement à contre-courant sur le Continent, de parvenir à faire ça. A ce titre, c’est un vrai bonheur et une fierté pour moi d’être en charge de l’économie dans ce canton.

«entreprises de la blockchain: nous avons agi de manière discrète, innovante et proactive pour les attirer ici.»

En revanche, là où nous devons vraiment nous améliorer, c’est sur notre capacité à capter la valeur ajoutée que nous générons. C’est-à-dire en termes de localisation des dépenses, de localisation des personnes, d’accès à l’emploi pour notre population. On a bien redressé la barre et on progresse, mais on a encore beaucoup à apprendre et à implémenter. Pendant longtemps, ces questions sont restées au second plan et il nous faut aujourd’hui augmenter notre capacité à «réceptionner», donc à s’enrichir des richesses que nous produisons, sur le plan de l’emploi, de l’économie induite, de la domiciliation des personnes et, indirectement, de la fiscalité. Nous sommes un canton qui produit beaucoup de richesses mais qui peine à devenir plus riche – alors qu’il devrait l’être, au vu de la contribution que nous amenons au club des 26!

Comment allez-vous faire? Quelle est votre stratégie?

On y travaille très activement. Tout d’abord, en termes d’accès à l’emploi, nous avons totalement repensé l’intégration et la formation professionnelle depuis cinq ans et nous avons réussi à résoudre le «paradoxe neuchâtelois», qui voyait le canton souffrir d’un chômage élevé alors même qu’il créait des emplois. Aujourd’hui, le canton est revenu grosso modo dans la moyenne romande. Ensuite, en termes de captation des richesses, le canton s’est lancé l’an dernier dans l’appui au développement de l’économie de proximité, avec un premier programme d’impulsion. Enfin, en termes de localisation des personnes, nous avons constaté que nous avions un sérieux problème d’attractivité résidentielle. Alors que le canton stagne ou perd de la population, toutes les régions situées directement autour du canton se développent, en accueillant des gens qui ont leur centre de vie sociale et professionnelle à Neuchâtel. Cela pose de réelles difficultés, parce que nous avons besoin d’un déve­loppe­ment démographique pour assumer notre positionnement de pointe et continuer, par exemple, à assurer le financement de notre Université. Face à ces constats, nous avons mené de profondes réformes pour améliorer l’attractivité du canton, au plan de l’aménagement du territoire, de la fiscalité ou encore de la mobilité. Et maintenant, nous devons vendre cette attractivité retrouvée, donc nous sommes en train de lancer une nouvelle politique de promotion de la domiciliation.

Comment souhaitez-vous promouvoir la domiciliation?

Nous sommes en train de finaliser la stratégie. Nous travaillons tout autant sur les facteurs d’ancrage de la population résidente que sur l’attraction de nouveaux habitants, l’idée étant de maximiser les deux aspects. Un élément central consistera à mobiliser la population, les employeurs et les communes du canton dans une dynamique fédératrice, parce que ce n’est certainement par l’Etat qui pourra relever seul ce grand défi.

Interview:

François Othenin-Girard

Les plus consultés