Publié le: 5 novembre 2021

Un métier d’art sauvé de justesse

gravURE – Le Neuchâtelois Eddy Jaquet est connu dans la branche horlogère pour sa grande créativité. Il nous raconte comment il est entré dans ce métier, quelles en ont été les évolutions, les révolutions. Et comment il a choisi de s’engager à l‘Ecole d‘arts appliqués (EAA) à la Chaux-de-Fonds où il préside une commission d‘experts pour les examens finaux.

JAM: Comment choisit-on le métier de graveur?

J’ai toujours aimé la peinture et le théâtre, mais mes parents se préoccupaient pour que j’apprenne un métier «viable». À l’École d’arts appliqués (EAA) à la Chaux-de-Fonds, j’ai découvert la classe de gravure. Ce qu’on y faisait m’a instantanément touché, en particulier en raison du lien étroit de la gravure avec le dessin. Les principaux débouchés de ce métier dans notre région étaient et sont encore l’horlogerie, ce qui rassura mes parents sur mon avenir professionnel. L’EAA a du reste été fondée en 1872 pour former des graveurs. À l’époque, c’était le grand boom de la montre savonnette.

Notre métier se situe en filiation directe avec le travail des graveurs d’autrefois et remonte jusqu’à l’Antiquité. Nos outils sont quasiment les mêmes que les leurs. La dimension patrimoniale à laquelle je suis assez sensible s’ajoute ainsi à mon activité d’artisan. Les musées de l’Arc jurassien sont riches en témoignages de ce bel héritage et cela me plaît assez de pouvoir me situer dans cette histoire neuchâteloise, ma branche familiale étant originaire de la région.

Comment le chemin vers l’indépendance s’est-il tracé?

Durant toutes ces années, j’ai pu vivre du métier que j’aime. Avec des hauts et des bas, certes, mais en parvenant toujours à boucler mon budget. Et ce grâce à l’horlogerie, qui est mon principal bassin de clientèle à l’instar de mes collègues. Après l’École d’arts, j’ai travaillé durant quatre ans dans l’atelier Mauerhofer à la Chaux-de-Fonds. On y faisait du travail très diversifié en horlogerie en bijouterie, en sertissage, etc. Le tout dans une ambiance très conviviale. Nous avons été jusqu’à six employés.

Ensuite, j’ai décidé de travailler quatre ans à temps partiel chez Huguenin médailleurs, lieu idéal pour pratiquer cette spécialité si particulière qu’est la médaille. Fondée au Locle en 1868, l’entreprise est chargée d’histoire puisqu’elle a frappé beaucoup de pièces commémoratives pour la jeune République neuchâteloise. J’ai appris à travailler l’acier sur de petites fraiseuses et des pantographes, mais en travaillant à l’œil, au binoculaire, lui-même braqué sur l’outil de coupe. Dans le domaine de la gravure, il y a toujours eu à la fois ce côté industriel – la gravure étant dès ses débuts un moyen de reproduction – et la dimension de l’art appliqué.

Enfin, j’ai éprouvé l’envie de me mettre à mon compte, car ce métier pousse à l’indépendance: peu de matériel pour se lancer et une relative autonomie dans sa partie. J’ai commencé à 40 % avec un simple établi chez moi. Et quand j’ai réalisé que je gagnais mieux ma vie comme indépendant, j’ai fait le saut en 1995. Depuis lors, je le suis resté.

Des périodes difficiles?

En 2016 et 2017, j’ai eu une mauvaise période. Pour la première fois de ma vie, j’ai chômé presque pendant sept mois. Il n’y avait plus rien! A contrario, l’année suivante, je croulais sous les demandes… Quand on est seul à l’établi, on est vite vide d’ouvrage, mais aussi vite plein. Il faut consentir alors à un horaire flexible. Mais l’indépendance offre des avantages inestimables à celui qui a le caractère pour l’assumer.

Il y a ce fameux projet Jules Verne dont la presse spécialisée s’est fait l’écho, comment ce projet est-il né?

C’est une histoire récente qui m’est arrivée en sortant de cette période difficile. Elle a donné lieu à beaucoup de visibilité pour le métier, ce qui me réjouit. J’ai été contacté par Max Büsser, fondateur de l’entreprise MBF en 2005. Son idée a été dès le début de réaliser des pièces particulières, des montres qu’il avait envie de porter mais qui n’existaient pas sur le marché. Max Büsser est fasciné par le mouvement et l’art cinétique. Il a donc imaginé une gamme de gardes-temps, pendules et pendulettes très originale et futuriste et dont l’inspiration est puisée dans l’imaginaire de l’enfance, la fascination originelle du mouvement. La structure volontairement réduite de son équipe l’oblige à travailler avec de nombreux partenaires. Sa proposition fut donc de créer une petite série de pièces uniques à réaliser sur la base de leur modèle Legacy Machine, cette mon-tre très attrayante qui met en valeur le mouvement de son balancier suspendu directement sur son cadran, tout en étant malgré tout, un hommage à l’horlogerie traditionnelle. C’était un excellent support pour l’enrichir encore du métier d’art traditionnel par excellence qu’est la gravure.

La recherche d’un thème de décoration lui-aussi balança entre futurisme et tradition, mais les allusions régulières à Jules Verne firent que son univers créatif s’imposa finalement. J’ai donc imaginé huit compositions originales illustrant chacune d’elles huit romans verniens parmi les plus connus. Je me suis inspiré directement des textes pour construire une image composée de plusieurs épisodes, chacun d’eux intégrés dans une scène unique. J’ai tenté de «faire jouer» ces petites scènes au mieux avec les éléments existants de la montre.

La réalisation était un véritable exercice de pièce unique où certaines opérations malheureuses peuvent remettre en question la dizaine de semaines de travail pour chaque pièce. Mais, c’est un privilège de se voir confier ce genre de commande; l’intérêt de ce type de mandat étant d’assumer l’ensemble de la réalisation depuis la première discussion jusqu’à la dernière touche. La souplesse d’un indépendant est aussi celle de pouvoir accepter parfois un mandat particulièrement intéressant en en assumant l’occupation d’un temps de travail inhabituel ou sa rentabilité moindre. Je peux faire ce choix parce que je ne dois rien à personne, je n’ai pas d’employé, mes charges sont minimales, et tant que cela tourne, je peux me le permettre.

Est-ce que ce métier restera un choix possible pour les générations suivantes?

Je l’espère. Ces métiers patrimoniaux sont parvenus jusqu’à nous de génération en génération. Ce serait positif qu’à notre tour, nous puissions les transmettre à nos enfants et petits-enfants. Pas pour nous, mais pour eux! Après 34 ans d’activité dans cette spécialisation – appelons-la gravure sur horlogerie car le monde de la gravure est très vaste et manque peut-être d’appellations –, on a envie de parler de son parcours d’artisan et d’homme où la pratique de son métier a façonné et nourri son parcours de vie autant que l’inverse. J’ai accepté il y a quatorze ans de présider la commission des experts qui organise les examens finaux avec l’EAA et décerne les certificats de graveur CFC. C’était ma façon de m’impliquer dans la pérennité d’un métier fragile parce que «relativementconfidentiel». La clas-se de gravure de l’EAA compte en principe 12 élèves engagés dans une formation de quatre ans. Depuis quelques années, certaines entreprises se sont remises à former des apprentis à l’interne en formation duale (combinant entreprise et école). Mais tout confondu, cela reste une moyenne annuelle de 4 à 5 nouveaux diplômés pour toute la Suisse…

Il y a vingt ans, la gravure sur horlogerie était un peu ringardisée. Mais depuis une bonne décennie, elle connaît un regain d’intérêt en entrant dans la catégorie Métiers d’Art. Les marques proposent maintenant des produits gravés, ou combinés avec d’autres métiers artisanaux comme l’émail, la marqueterie, la broderie, etc. Mais le métier et sa formation restent précaires parce que la gravure sur horlogerie est devenue au fil du temps un métier de niche. De plus, elle est liée à une certaine tradition où des connaissances comme le dessin académique, sont à mon sens indispensables. De telles valeurs ne sont peut-être plus tout à fait référentielles pour les jeunes générations. Je suis toutefois certain que les temps que nous vivons pousseront nos sociétés à redécouvrir leurs fondamentaux.

François Othenin-Girard

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