Publié le: 8 juillet 2016

«Une situation de grande fragilité» Inscrivez-vous!

précurseurs – Alfred Strohmeier a été engagé par l’EPFL en 1982 pour créér le Département d’informatique. Cet ancien recteur de l’Université de ­Neuchâtel nous a livré oralement ses pistes de réflexion sur le défi de la numérisation qui se présente en Suisse.

Alfred Strohmeier nous a accordé un entretien, vendredi 13 mai à Neuchâtel, sur le thème de la numérisation. L’ancien professeur de l’EPFL a commencé par rappeler dans quel contexte il avait été amené à s’intéresser à ce sujet. «En 1981, une formation en informatique avait été créée en deuxième cycle. C’était un peu le point de départ, a-t-il expliqué. Avant cela, il y avait des cours d’informatique, mais pas de titres délivrés. On a donc commencé de délivrer des diplômes d’ingénieur informaticien. Ce qui est quand même étonnant, car les ordinateurs étaient déjà monnaie courante depuis longtemps.»

Pour l’EPFL, à l’époque, l’informatique n’était donc pas une priorité. «Quand j’ai été nommé en 1982, il n’y avait pas encore de département. Nous étions nommés comme professeur d’informatique, soit dans le Département de mathématiques, soit dans celui d’électricité. Un prof de math un peu soucieux de mon avenir m’a même demandé si je pourrais donner un cours de mathématiques le jour où cette mode informatique arriverait à sa fin!»

Le scepticisme face à l’informatique était assez répandu: «Pas mal de gens n’y croyaient pas, rappelle Alfred Strohmeier. Il y avait un courant assez fort à l’EPFL qui considérait l’informatique comme un outil pour les ingénieurs et les physiciens.» Manifestement, on pensait que les problèmes seraient résolus à l’aide d’un ou deux cours. «Or, on voit bien qu’il y a des problèmes propres à l’informatique, souligne cet ancien recteur de l’Université de Neuchâtel. Prenez celui de la sécurité – on voit bien qu’il ne concerne pas une application en particulier et qu’il s’agit d’un problème propre à cette discipline.»

Le royaume du self-service

Le professeur à la retraite se demande quels sont les secteurs qui ont amené des gains de productivité importants dans le passé. «En général, les gens mentionnent l’automatisation. Pour ma part, je prétends que c’est le self-service, estime-t-il. Au téléphone, vous composez le numéro vous-même. Autrefois, c’est une dame qui le faisait pour vous. A l’épicerie, vous vous servez vous-mêmes dans les rayons. Avant, un employé derrière un comptoir vous remettait les biens.»

D’autres développements récents le montrent: «Dans les grands magasins, nous sommes poussés à jouer nous-mêmes le rôle du caissier, lance-t-il. Et dans la gestion de portefeuille de titres, il n’y a plus de conseillers.» Il y a aussi les assurances où l’on remplit ses formulaires soi-même et les achats de billets d’avion par Internet. Tout cela, c’est du self-service.

Le professeur rappelle que les premiers gains de productivité ont été enregistrés dans l’agriculture. «On est passé de 60% à 4% d’agriculteurs depuis le milieu du 19e siècle, souligne-t-il. Puis, c’est l’automatisation dans l’industrie et enfin la croissance des services.» Dans certains secteurs, de tels gains de productivité n’ont pas eu lieu. Alfred Strohmeier prévoit que la santé continuera à coûter de plus en plus cher. Tout comme l’enseignement…

Un système qui retient tout

Qu’en est-il de la protection des données de son point de vue? Le fait que Google sache beaucoup de choses sur nous représente à ses yeux un gain de confort important: «Vous avez cherché il y a deux jours à acheter un train électrique pour votre fils, exemplifie-t-il. Ils le savent et vont vous relancer dès que vous irez sur Ricardo.» Le fait que le système sache où vous êtes quand vous cherchez un restaurant, montre que la géolocalisation fonctionne. «En même temps, bien sûr, ça nous choque. On aimerait bien qu’il n’y ait pas d’abus.»

Alfred Strohmeier se dit frappé par l’absence de perte de mémoire de ces systèmes. «Si je devais légiférer, je chercherais des solutions pour obliger ces entreprises à supprimer les données au-delà d’une certaine date.» Pour lui, c’est l’informatique en tant que telle qui contient ce piège. «Regardez votre propre ordinateur, observe-t-il. Vous ajoutez constamment des fichiers, de la matière. Mais prenez-vous du temps pour supprimer ce qui est inutile? Vraisemblablement pas, car l’effort est disproportionné pour le résultat.» Comme tout le monde, on préfère acheter un disque dur un peu plus gros, pour ne pas perdre vingt heures à récupérer quelques poignées de gigas.

Pour le professeur, il y a une idée de prescription qui doit aussi faire son chemin dans le monde informatique. «Dans le domaine juridique, il y a prescription après pour toutes sortes de délits, analyse-t-il. Mais en informatique, il n’y a pas de mécanisme naturel pour l’oubli. Je pense que cela posera à terme un énorme problème aux historiens.»

Et de rappeler qu’autrefois, un incendie se produisait de temps à autre et réduisait le volume des archives de moitié! Ou alors le papier pourrissait dans un coin humide. «Maintenant, le temps ne fait plus le tri de l’information, s’étonne-t-il. Le problème consiste plutôt à savoir comment éliminer ce qui est périmé ou dépourvu de signification.»

Multitasking, la perte de temps

Autre source d’étonnement pour ce professeur qui s’est également beaucoup intéressé à l’économie, c’est le succès des canaux de communication multiple, téléphone fixe ou mobile, SMS, e-mail, WhatsApp, Facebook, Twitter, LinkedIn, etc.. «C’est franch­ement une perte de temps gigantesque de surveiller tous ces canaux, estime-t-il. Cela incite à n’agir que dans le court terme et de manière parfois un peu erratique.»

La (faible) qualité de l’ergonomie actuelle des smartphones représente à ses yeux une surprise. «Peut-être est-ce dû au fait que je suis né en 1946, lâche-t-il en souriant. J’ai été forgé par la recherche d’ergonomie en informatique. On avait ces petits écrans alphanumériques monochromes, avec des claviers pas possibles, sans accent aigu par exemple. Il n’y avait pas de clavier pour communiquer avec l’ordinateur, on utilisait des cartes perforées. Il y a eu une lutte.»

Et comment s’est-elle terminée? «Pour finir, nous avons enfin obtenu des écrans couleurs d’une taille correcte, d’une résolution intéressante avec des claviers confortables», se souvient-il. D’où sa surprise à la vue des premiers smartphones dotés d’écrans minuscules: «Comme il fallait des doigts réduits pour taper quelque chose, je pensais que cela ne serait pas accepté par les utilisateurs!» L’étonnement redouble lorsqu’il constate que les jeunes ne voient même pas le problème. «J’en ai parlé avec eux. Si j’avais été directeur, je n’aurais pas investi un sou là-dedans!»

Sécurité: l’individu est démuni

Le problème de la sécurité est pour lui de première importance. Il concerne deux aspects. «Il est sans doute faux de prétendre que c’est avant tout une responsabilité des individus, explique-t-il. On nous demande d’utiliser des mots de passe sûrs, mais en fait, fondamentalement, le problème est un problème de sécurité publique.» Et d’utiliser une image: «Si on fait un parallèle avec le vol à la tire, on ne résout pas le problème en conseillant aux gens de bien serrer leur sac à main et de ne pas marcher au bord de la route!»

Par conséquent, selon lui, l’Etat doit participer à la sécurité informatique, y compris pour les moyens informatiques. «L’individu est démuni, voyez les pièges que l’on peut nous tendre. Un collègue a cliqué sur une annexe et son ordinateur était bloqué. Il y a aussi ces extorsions de fonds qui cryptent tous les fichiers. Pensez que si on attaque le système électrique d’un pays, plus rien ne marche, y compris la pompe à essence, même si la cuve est pleine. Le chauffage au gaz ne marche plus, car son système de sécurité est électrique.»

Abattu par une clé UBS

Sa conclusion est sans appel: «La fragilité de notre situation est énorme, lâche-t-il. Ruag et compagnie, c’est juste un tout petit signe de ce qui est possible.» Et de rappeler qu’Israéliens et Américains ont réussi à détruire une partie des installations d’enrichissement d’uranium en Iran. «Il a suffi d’un seul type qui branche une fois une clé USB. La clé avait ce qu’il fallait pour désynchroniser les centrifugeuses. Qui peut donner la garantie que jamais personne ne puisse enfiler une clé USB chez Swissgrid?»

Un mot sur Kudelski (lire JAM de juin, pp. 2-3) qui a selon lui «probablement raison sur le risque accru pour la Suisse, dès lors que les attaques seront automatisées». Alfred Strohmeier mentionne également les programmes qui envoient un nombre gigantesque de requêtes à un site Internet et bloquent ainsi tout le site. Mais si l’ordinateur central identifie que toutes les requêtes proviennent d’une même source, avec une même adresse IP, il peut les bloquer.

Les petites structures, sont-elles plus vulnérables? «Une PME, comme un individu, doit pouvoir compter sur une sécurité assurée au plan collectif», observe-t-il. Comme lorsqu’un Land allemand a mis à disposition des usagers des moyens de se protéger juridiquement contre une arnaque d’abonnements non souscrits.

D’un autre côté, une PME, même si elle est plus réduite qu’une grande institution, a quand même une responsabilité plus étendue qu’une personne physique. «Une des difficultés de nos jours, c’est que le cercle de connexion à un système informatique s’est accru, insiste-t-il. Avant il fallait être dans les locaux pour utiliser un ordinateur de l’entreprise. Maintenant, on peut accéder à distance à l’entreprise avec son smartphone en se connectant par le Wifi, par exemple les CFF quand on se trouve dans une gare ou un train.»

Selon lui, le risque augmente dramatiquement dès lors que le site web donne même l’occasion de faire entrer dans le système des personnes étrangères à l’entreprise, par exemple quand elles remplissent un formulaire de contact. Nous voici tous prévenus!

François Othenin-Girard

SYNERGY

La numérisation est un domaine en perpétuel développement. Il affecte l’ensemble des PME. Cette grande transformation se traduira, pour de nombreuses entreprises, par de nouveaux produits et marchés. C’est sous le thème «Numérisation – PME 4.0» que sera placé l’événement synergy de cette année. De nombreux intervenants issus des PME y présenteront leur contribution et les expériences réalisées avec les nouvelles technologies. Synergy se déroulera le 2 novembre dès 17 heures au Kursaal à Berne. Inscrivez-vous jusqu’au 20 octobre prochain à l’adresse www.synergy-schweiz.ch.

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