Publié le: 1 juillet 2022

«Une situation sous tension»

WERNER LUGINBÜHL – «Les PME doivent se préparer à des augmentations de prix en raison de la hausse des prix de gros», estime le président de la Commission fédérale de l’électricité (ElCom). L’ex-conseiller d’État et conseiller aux États bernois plaide pour des hausses de production.

Journal des arts et métiers: Quelle est l’importance d’un approvisionnement sûr en électricité pour l’économie et la société en Suisse?

Werner Luginbühl: La sécurité de l’approvisionnement en électricité est vitale pour notre vie quotidienne. Une panne d’électricité prolongée aurait des conséquences énormes sur le plan économique et social. Dans son analyse des risques, l’Office fédéral de la protection de la population considère d’ailleurs une pénurie d’électricité comme le risque le plus important. Il faut tout faire pour le minimiser.

«ON NE POUVAIT PAS IMAGINER QUE LA SÉCURITÉ DE L’APPROVISIONNEMENT ÉLECTRIQUE SUISSE PUISSE POSER PROBLÈME.»

Un approvisionnement sûr a longtemps été une évidence. Mais un sondage récent montre que l’approvisionnement en électricité préoccupe beaucoup la population. Partagez-vous ces inquiétudes?

Jusqu’à présent, l’approvisionnement en électricité de la Suisse était l’un des meilleurs et des plus sûrs au monde. Le consommateur d’électricité suisse moyen a dû se passer d’électricité pendant neuf minutes seulement au cours de l’année dernière en raison de pannes non planifiées. Cette sécurité et cette qualité sont allées de soi pendant des décennies. En raison des derniers développements et défis, beaucoup ont remarqué qu’à l’avenir, la sécurité de l’approvisionnement en électricité ne sera plus une évidence.

Dans le contexte actuel – la guerre en Ukraine, l’absence d’accord sur l’électricité, l’abandon du nucléaire et l’augmentation marginale de la production – je partage ces inquiétudes. Il faut tout mettre en œuvre pour garantir un approvisionnement en électricité. C’est un facteur décisif pour notre place économique.

Comment se présente la situation en juin 2022?

En été, la situation est généralement plus détendue qu’en hiver. Bien que près de la moitié du parc nucléaire français soit actuellement hors service et que les centrales nucléaires suisses soient également en cours de révision, la situation actuelle n’est pas critique.

Et quelle évolution attendez-vous pour l’hiver?

La situation s’annonce moins bonne pour l’hiver prochain. La disponibilité du parc nucléaire français semble aussi limitée. C’est ce que montrent les prix sur le marché de l’électricité. Pour la Suisse, cela signifie qu’il ne sera guère possible d’importer de l’électricité de France cet hiver. La volonté d’exportation de l’Allemagne et de l’Italie est donc d’autant plus importante. La situation géopolitique en Ukraine et la disponibilité du gaz jouent ici un rôle essentiel. Même si, en Suisse, toutes les centrales électriques seront probablement raccordées au réseau l’hiver prochain, elle dépendra d’environ quatre térawattheures d’importation. Cela correspond à la production importée d’une centrale nucléaire de la taille de Gösgen ou de Leibstadt. Si l’approvisionnement en gaz est assuré en Europe l’hiver prochain, la situation devrait être gérable. Mais en cas de pénurie, des importations suffisantes ne seront pas toujours assurées. Cela signifie que la situation reste tendue. La résilience de l’approvisionnement en électricité de la Suisse est actuellement fortement réduite.

À quoi les PME doivent-elles s’attendre: une augmentation des prix de dix centimes, un rationnement de l’électricité ou un black-out?

Il est certain que les PME doivent se préparer à des hausses de prix en raison de l’augmentation massive des prix de gros. Selon une enquête menée auprès des gestionnaires de réseau, la hausse des tarifs sera en moyenne d’environ 20%. Dans certains cas, elle sera nettement plus élevée. De plus, la situation tendue sur le marché et la grande volatilité dans les grands volumes vont perdurer. La nécessité d’un rationnement dépendra surtout de la capacité d’exportation des pays voisins.

Selon les calculs de l’ElCom, les entreprises ayant une consommation annuelle de 150 000 kilowattheures devraient s’accommoder de coûts supplémentaires d’environ 6000 francs. De quel type d’entreprises parle-t-on?

Une consommation de 150 000 kilowattheures correspond à une entreprise moyenne, donc par exemple à une grande boulangerie.

Que les coûts augmentent est une chose. Le fait que l’électricité puisse un jour ne plus circuler du tout est un problème bien plus important. Quid de la sécurité d’approvisionnement?

Comme nous l’avons mentionné, la sécurité de l’approvisionnement pour l’hiver prochain dépendra fortement des possibilités d’importation. Il se peut très bien que nous n’ayions pas de problèmes. Mais si plusieurs facteurs de stress se combinent, nous pouvons nous retrouver dans une situation inconfortable. Pour la période à partir de 2025, nous avons au moins besoin d’un accord technique avec les pays voisins afin de disposer de capacités d’importation suffisantes. Dans le pays, il faut en outre des centrales de réserve. Pour garantir la sécurité d’approvisionnement à long terme, il faut accélérer l’augmentation massive des capacités de production nationales.

La Commission fédérale de l’électricité (ElCom), que vous présidez, prévient depuis quatre ans que la Suisse aura des problèmes d’approvisionnement à moyen terme. Pourquoi cet avertissement n’a-t-il pas été pris au sérieux?

Au début, l’avertissement n’a effectivement pas été pris suffisamment au sérieux. Sans doute parce que l’on ne pouvait tout simplement pas imaginer que la sécurité de l’approvisionnement en électricité de la Suisse puisse poser problème. Entre-temps, on a vu qu’en plus des défis de long terme (remplacement des centrales nucléaires), des problèmes à court terme (absence d’accord sur l’électricité, guerre en Ukraine) sont apparus. Cela a conduit à un changement de mentalité chez beaucoup. Nos mises en garde sont aujourd’hui prises plus au sérieux. Entre-temps, plusieurs de nos préoccupations ont été prises en compte par le monde politique. C’est réjouissant, mais cela montre aussi que si l’on n’agit que lorsque la pénurie se profile, il est trop tard. L’ElCom appelle à assurer une résilience suffisante de l’approvisionnement en électricité.

En hiver surtout, la Suisse compte sur l’importation de l’étranger. Or, nos voisins luttent eux aussi pour un approvisionnement suffisant. Ces importations ne sont-elles donc plus assurées?

Une stratégie d’importation pure est liée à des risques trop importants, l’ElCom l’a déjà souligné il y a des années. La mauvaise disponibilité actuelle des centrales nucléaires françaises le montre de manière impressionnante. Et ces centrales ne rajeunissent pas. Un besoin structurel d’importation de quelques térawattheures en hiver semble acceptable du point de vue de l’approvisionnement et judicieux du point de vue énergétique et économique en raison de la bonne connexion internationale et de la flexibilité de l’énergie hydraulique. Mais si jusqu’à un tiers de la consommation doit être importé, nous considérons que cela comporte trop de risques et n’est pas acceptable.

«UNE STRATÉGIE D’IMPORTATION PURE comporte DES RISQUES TROP IMPORTANTS».

La Suisse doit valoriser une consommation efficace. Une augmentation de la production n’est-elle pas tout aussi importante?

L’amélioration de l’efficacité est importante et peut apporter une contribution essentielle. Toutefois, en raison des besoins supplémentaires liés à l’électrification (mobilité électrique et pompes à chaleur) et à la mise hors service prévue des centrales nucléaires, il est urgent de mettre l’accent sur une production supplémentaire.

Il y a cinq ans, la Suisse a voté - dans des circonstances complètement différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui - pour une sortie du nucléaire. Compte tenu des résistances au développement des énergies renouvelables, est-il judicieux, selon vous, de reconsidérer cette décision?

En cas de pénuries prévisibles et de prix élevés qui en découlent, il devrait être économiquement intéressant de continuer à investir dans les centrales nucléaires existantes. La situation actuelle en France montre toutefois que des goulets d’étranglement peuvent se produire avec un parc de centrales vieillissant. C’est pourquoi il est indispensable d’augmenter la production supplémentaire en Suisse. La question de savoir sous quelle forme cela doit se faire doit être résolue par les politiques.

Interview: Gerhard Enggist

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