Journal des arts et métiers: Qu’avez-vous observé depuis la pandémie en matière d’habitudes de lecture?
Ivan Slatkine: La pandémie s’est traduite par des effets positifs sur les temps de lecture et le public semble avoir retrouvé, du moins durant cette période, un certain plaisir de lire. Bien sûr, depuis, les habitudes culturelles, les sorties, les concerts et d’autres moyens de divertissement ont repris leurs avantages. Fondamentalement, le secteur du livre reste très plat, il réagit peu à la conjoncture. C’est un marché stable, à l’abri des chocs conjoncturels. Le marché du livre s’avère relativement inélastique, donc peu sensible aux variations de prix. Par ailleurs, il n’est pas directement concurrencé par les livres électroniques. Il continue d’offrir un bon moyen d’évasion et offre un autre support que l’écran.
«Le secteur du livre reste très plat, il réagit peu à la conjoncture. C’est un marché stable, à l’abri des chocs conjoncturels.»
Recevez-vous beaucoup de manuscrits?
C’est à croire que les gens n’ont jamais autant écrit et cette tendance me semble s’être encore renforcée depuis la pandémie. Nous recevons trois manuscrits par jour en moyenne, mille propositions par année. Sur ce nombre, nous en retenons une poignée, maximum cinq. Si sur les 995 restants, 95 trouveront leur place dans le catalogue d’autres éditeurs, les 900 restants ne seront jamais publiés. Il s’agit principalement de récits de vie, de voyages, des histoires personnelles, des souvenirs.
Face à ce constat, nous avons lancé en 2020 la première plateforme d’autoédition de Suisse romande, permettant à tous ces auteurs en herbe de s’autoéditer moyennant un investissement raisonnable. Dans le domaine de l’autoédition, il ne s’agit pas de travailler sur les textes reçus ni de les juger, mais simplement d’offrir tous les services professionnels permettant d’éditer soi-même son livre. On pense ici à la mise en page, à la relecture professionnelle, au service d’impression à la demande grâce aux nouvelles technologies, au service de vente en ligne, au livre électronique.
Comment voyez-vous l’avenir de ce secteur?
Si je devais avoir une vision, je verrais, mais surtout pour des livres ordinaires noir-blanc, des unités d’impression permettant l’impression à la demande (POD) installées directement dans les librairies. En dehors des best-sellers ou des livres illustrés qui seraient exposés physiquement, les clients pourraient, pour des ouvrages de fonds ou des livres de poche, consulter un catalogue en ligne pour passer directement leurs commandes avec la possibilité de faire imprimer les livres commandés sur place en quelques minutes. La technologie existe et elle est au point. On y gagnerait à tous les niveaux en s’inscrivant dans une démarche écologique du livre. Moins de stock, de frais de transport, plus d’efficience à de nombreux niveaux. Mais il s’agit bien là d’une vision, car actuellement, le marché du livre est contrôlé par des intermédiaires, les diffuseurs-distributeurs, et dans mon modèle, ces derniers perdent de leur pouvoir.
L’avenir? «Passer directement ses commandes avec la possibilité de faire imprimer les livres commandés sur place en quelques minutes.»
Les Éditions Slatkine sont réputées pour ses beaux livres: comment se porte cette activité?
Du point de vue de l’édition, c’est chaque fois une belle aventure de travailler avec des artistes, des photographes, avec de grands formats, des impressions de très grande qualité, des belles reliures, des cahiers cousus. Il faut aimer prendre des risques aussi du point de vue des tirages, entre 1500 et 3000 exemplaires pour un marché comme le nôtre. Parfois, l’éditeur se trompe parce qu’il ne sait pas s’arrêter à temps. Je parle des réimpressions – il y a un moment où il faut savoir stopper les réimpressions, même en cas de succès.
Au niveau de l’impression des beaux livres, nous essayons de travailler en Suisse et de donner du travail à nos entreprises, mais sans soutien, cela devient beaucoup, beaucoup trop cher. Je dirais trois fois plus cher qu’à l’étranger. Pas besoin d’aller en Chine pour cela, nos voisins français et les pays de l’Est font ça très bien avec des charges, dont le prix des matières premières, bien inférieures aux nôtres. Sans parler du taux de change qui est actuellement très défavorable à l’industrie suisse.
Quel est votre point de vue sur le prix du livre en Suisse, un sujet bien débattu?
En Suisse, nous n’avons aucune contrainte législative. Contrairement à de nombreux pays européens, le marché du livre en Suisse est libre. Chez nous, le libraire est théoriquement libre de fixer son prix comme il l’entend. En France et en Belgique, c’est l’éditeur qui le détermine – avec une fourchette de plus ou moins 5 %.
«Ce droit de retour explique l’organisation du marché faisant porter in fine l’entier du risque d’édition sur les éditeurs.»
Le marché du livre est cependant complexe. Il est organisé de manière différente entre le monde germanophone et le monde francophone. Sur le marché francophone (France, Belgique, Suisse, Canada principalement), les libraires disposent d’un droit de retour des invendus. Ce qui n’est pas le cas sur le marché germanophone. Ce droit de retour explique l’organisation du marché faisant porter in fine l’entier du risque d’édition sur les éditeurs. Les éditeurs, pour voir leurs livres visibles en librairie, font appel à des diffuseurs pour commercialiser leurs catalogues et à des distributeurs qui assurent la logistique afin de fournir les livres commandés par les librairies.
Les distributeurs permettent aussi de pouvoir constituer une base arrière pour répondre aux commandes des libraires. Avec plus de 150 000 nouveautés publiées chaque année par des milliers d’éditeurs, aucun libraire n’est en mesure de pouvoir répondre à l’ensemble de la demande. Grâce aux distributeurs, ils ont l’assurance de pouvoir répondre efficacement aux demandes de leurs clients. Ce réseau de vente a donc un coût, d’autant plus si on souhaite qu’il soit performant.
Et c’est là que s’explique la fameuse différence entre le prix de vente du livre importé de France ou de Belgique, celui que l’on découvre en décollant l’étiquette sur la quatrième de couverture – et le prix de ce livre vendu dans une librairie suisse. Cette différence est due à l’application d’un taux de change plus élevé que le taux de change du jour. Elle permet de financer les coûts d’un réseau de diffusion et de distribution dans toute la Suisse romande. Un réseau très efficace puisque le plus souvent, un livre commandé est disponible chez votre libraire en 24 heures.
Pourquoi ce débat revient-il aussi fréquemment sur la table ?
Le marché du livre est peut-être libre, mais en même temps il est complexe, comme je l’ai dit. C’est un marché de l’offre. Bien sûr, le prix affiché en quatrième de couverture crée une incompréhension. Mais cela n’empêche pas les Suissesses et les Suisses, qui sont de bons lecteurs, de se rendre souvent dans les librairies. Ce qui est une bonne nouvelle. Du point de vue de l’éditeur que nous sommes, le client en librairie est plus captif que celui qui achète ses livres en ligne. Le commerce de proximité est essentiel comme la qualité des libraires. Avec un bon système de formation, le marché fonctionne en définitive relativement bien en Suisse. Mais il faut rester vigilant. La culture n’est pas un marché de consommation commun. Il y a beaucoup d’émotion et il est plus facile de s’attaquer au marché du livre en termes de prix qu’à celui des médicaments ou encore des biens alimentaires. Car dans ces marchés, les lobbys sont bien plus puissants.
De quoi se compose le prix de vente d’un livre?
Pour un prix de vente de 100 francs, le libraire, le diffuseur et le distributeur perçoivent 55 francs. Le reste, soit 45 francs, se décompose en 20 francs de frais de production, 10 francs de droits d’auteur. Il reste 15 francs de marge pour l’éditeur. C’est mince! C’est pour cela que nous avons besoin d’aides à l’édition.
Y recourez-vous aussi?
En 2012, je défendais le projet de prix unique du livre qui au final a été rejeté. En tant que libéral, j’estime que nous devons, dans le domaine de la culture, défendre la liberté de l’offre. Comme dans celui de la presse par exemple. La liberté d’opinion et sa diffusion sont essentielles. Le recours à des aides est dès lors nécessaire, même si les démarches sont parfois lourdes. Nous avons la chance d’avoir en Suisse de nombreuses fondations qui soutiennent la culture et donc le livre comme des politiques cantonales et fédérales qui offrent des soutiens tant ponctuels que structurels.
Dans le monde associatif, vous êtes aussi le président de la FER. Quelles sont vos priorités en politique suisse?
D’abord, renouer avec l’Europe une relation intelligente et lutter sans trêve contre les populismes de gauche comme de droite. L’initiative pour limiter la population est une aberration totale. On ne parviendra qu’à étouffer l’économie, à fermer nos frontières, à faire chuter notre qualité de vie. Je vois ce qui se passe de près aux États-Unis quand on envoie des messages hypersimplistes. Nous devons retrouver le sens du dialogue avec nos partenaires européens, construire des solutions médianes pour avancer, éviter les schémas simplistes. Pour l’instant, j’ai tendance à penser que tout cela est mal parti.
«Renouer avec l’Europe une relation intelligente et lutter sans trêve contre les populismes de gauche comme de droite.»
Les sujets de préoccupation sont nombreux. La stabilité financière et la qualité de nos assurances sociales (1er et 2e piliers) sont aussi au cœur de nos réflexions.
Par quel truchement avez-vous décidé de reprendre la barre?
Mon arrière-grand-père est arrivé de Russie et il a fondé Slatkine & fils avec mon grand-père. Ils étaient spécialisés dans le livre ancien. Mon père a fondé les éditions dans les années soixante et franchi la révolution de l’offset et des nouvelles techniques d’impression. Il a aussi développé le secteur des réimpressions. Pour ma part, j’ai d’abord opté pour une magnifique école en me formant dans le monde du conseil. J’ai travaillé chez Arthur Andersen. À un moment, dans ma vie, je me suis lassé de parler d’argent. J’ai pris du recul et j’ai franchi le pas: j’avais une chance unique de devenir mon propre patron, avec tous les risques, les responsabilités, les angoisses et les joies que cela représente. Je représente la 4e génération et mes enfants feront ce qu’ils voudront. Il faut vraiment aimer les livres pour en faire son métier! Je conçois l’avenir de notre entreprise en toute indépendance, small is beautiful. Nous avons une maison d’édition basée à Paris, les Éditions Honoré Champion, spécialisée dans l’érudition, les thèses, destinée à un public d’universitaires et de savants, bien connue dans le monde académique par les professeurs et les étudiants. Nous avons aussi une librairie à Paris, même si éditer en France, cela reste compliqué. Aux États-Unis, ce serait impossible, car la diffusion et la distribution sont des plus complexes, en plus de la barrière des langues.
Qu’aimez-vous dans ce métier?
Éditer un livre est l’un des plus beaux métiers du monde sur le plan humain. Nous sommes en relation avec les auteurs, nous les accompagnons, durant quelques mois, parfois une année ou deux ans. Les échanges sont intenses, nous sommes à l’écoute de nos auteurs. La deuxième phase est commerciale, nous devons gagner notre vie et promouvoir l’auteur. Nous aimons fidéliser les auteurs. Nous sommes à l’écoute du public, des lecteurs. En une journée, je rencontre de nombreuses personnes, un professeur, un guide de haute montagne, un cuisinier, une éleveuse de yacks. Je suis aussi perpétuellement en train de lire des manuscrits. C’est un métier de passions. Je me passionne tous les jours pour ce que je fais et n’imagine pas faire autre chose.
Interview: François Othenin-Girard
www.slatkine.com
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